La vie de Romanna s’est à la fois figée et accélérée le 24 mars. La guerre, elle l’a vue venir. Une semaine avant l’attaque russe, elle a demandé à ses parents et sa sœur de se réfugier chez des amis, en Pologne. À l’époque, sa famille n’y croyait pas et a refusé de fuir. Depuis, tous sont partis chez le grand-père, à la campagne, là où il y a moins de risques.
Romanna est restée seule, à Lviv, dans cette grande ville de l’ouest de l’Ukraine proche de la frontière polonaise. Bien qu'elle n’ait pas été réquisitionnée, elle n’a jamais pensé à quitter l'hôpital, les patients, ni sa ville. «Pour l’instant, c’est ici que je suis utile». Les missiles tombés à 300 mètres de son appartement au début de l’attaque, tuant plusieurs personnes, ne l’ont pas fait changer d’avis. Depuis, aux alentours de Lviv, des centrales électriques, des voies ferrée set des bâtiments militaires ont été pris pour cible.
Romanna Markiv est physiothérapeute dans un hôpital du centre de la ville. À 27 ans, elle vient de terminer son cursus, après avoir obtenu en 2016 un diplôme d’infirmière. Le 24 mars, elle s’apprêtait à partir au travail quand une amie l’a appelée. Puis les sirènes ont retenti. La ville était paralysée, tout le monde voulait fuir. Se rendre à l’hôpital lui a pris des heures.
Comme avant la guerre, Romanna travaille dans une unité de soins palliatifs. Elle prend aussi en charge des patients en rééducation – AVC, troubles cardiaques – et désormais des civils victimes de bombardements. Les combattants sont quant à eux dirigés vers des hôpitaux militaires, sur lesquels ils s’engagent lors de leur admission à ne divulguer aucune information.
Ce qui a changé, c’est le nombre de patients. L’hôpital se remplit en permanence de blessés et malades qui arrivent de l’Est. Et puis il y a les alertes, jusqu’à cinq fois par jour. Cet hôpital, éloigné des infrastructures militaires, n’a jamais été bombardé. Mais les consignes sont claires : les soignants ont dix minutes pour évacuer tous les patients vers les sous-sols. À chaque fois, le même cortège : d’abord les valides et les personnes en fauteuil roulant traînant leurs pieds à perfusion et obus d’oxygène, puis les patients alités.
Sur ses jours de repos, Romanna revient à l’hôpital pour répartir bénévolement l’aide médicale qui arrive par camions. Décharger en vitesse le matériel et les médicaments, inventorier, reconditionner, charger sur d’autres camions en partance vers d’autres hôpitaux. Elle s'excuse d’avoir dû décaler notre entretien : «Des camions sont arrivés et repartaient vers Kharkiv, nous n’avions que quelques heures pour tout faire».
Davantage de patients, des blessés de guerre, les alertes… Mais pour Romanna, le plus dur, ce n’est pas le travail à l’hôpital. Elle s’est engagée dans une association qui prend en charge des tout-petits, les plus grands ont six ans. «Quand ils descendent du train, avec leurs regards perdus, je sais bien ce dont ils ont besoin. Ils ont besoin des câlins de leurs parents. Ces câlins-là, ils n’en auront plus.»
Chaque semaine, l’association prend en charge 80 orphelins qu’il faut soigner, nourrir, vêtir. Romanna vient chercher les enfants malades en ambulance. Commence alors la tournée des hôpitaux pour leur trouver un lit. Ensuite, elle essaie de dénicher des vêtements et des couches.
Peut-on parler d’avenir dans un pays en guerre ? Lorsqu'on demande à Romanna le futur qu’elle imagine, elle évoque d’abord les soins psychologiques qu’il faudra absolument pour toutes les victimes, pour les orphelins, pour les martyrs de Boutcha, pour les habitants de Marioupol «qui ont vécu des semaines terrés dans des abris à côté de cadavres, faute de pouvoir les sortir».
À plus de mille kilomètres de l’enfer du Donbass, dans cette ville de Lviv faussement paisible, Romanna se démène. Sans cesse son regard est ramené vers l’Est. Son avenir à elle, c’est là-bas qu’elle le voit. Elle est sur liste d’attente pour rejoindre les collègues qui ont déjà rejoint les hôpitaux des zones dévastées. Plusieurs de ses amis, qui eux sont partis combattre, ne répondent plus depuis des semaines. «Ils sont probablement morts».
Benoît Blanquart