Transplantations : l'Espagne, à la pointe malgré la crise

Depuis 29 ans l'Espagne est championne du monde en termes de dons d’organes et de transplantations. Des coordinateurs identifient précocement les donneurs potentiels, dans tous les services hospitaliers, et facilitent leur admission en Unités de soins intensifs en vue du prélèvement. L'Espagne favorise aussi le don d'organes des personnes âgées et les dons après arrêt circulatoire. Le système a fait ses preuves en résistant particulièrement bien à la pandémie.



D’après l’OMS, 10% seulement des besoins de greffes sont couverts au niveau mondial. Si un pays se détache, c’est bien l’Espagne. Ce pays modèle a doublé son activité de transplantation en moins d'une décennie.

Depuis 29 ans l'Espagne est championne du monde en termes de dons d’organes et de transplantations. La crise sanitaire a certes freiné son activité  mais ce pays reste en tête, et de loin. En 2020, l'Espagne a dénombré environ 37 donneurs d'organes par million d’habitants. Un résultat nettement supérieur à celui des autres pays… avant la pandémie. Pour preuve, en 2019 l'Allemagne n’enregistrait que 11 donneurs par million d’habitants, l'Australie 22, l'Italie 25 et la France moins de 30. 

4.425 transplantations d'organes ont été effectuées sur le territoire espagnol l'année dernière.1 1.777 personnes ont fait don d'un ou plusieurs de leurs organes post-mortem, la principale cause de décès étant l'accident vasculaire cérébral. Les accidents de la route ne représentent plus que 4,5% des dons, le taux le plus bas de la dernière décennie. Par ailleurs, 268 personnes ont donné un rein ou une partie de leur foie de leur vivant.2


«50X22» 

Le Plan stratégique de l’Organización Nacional de Trasplantes (ONT) porte le nom de «50X22». Il vise à atteindre 50 donneurs par million d’habitant en 2022, et à dépasser les 5.500 greffes annuelles. Sans la pandémie, ces objectifs auraient été atteints avec deux ans d'avance. «La réussite la plus frappante est que le système [mis en place par l’ONT] a fait du prélèvement d'organes une activité de routine, quelles que soient les circonstances de décès» a notamment déclaré Beatriz Dominguez-Gil, directrice générale de l'ONT. «En Espagne, les soignants qui s'occupent des patients en fin de vie considèrent qu'il est de leur devoir d'explorer systématiquement leurs souhaits s'agissant du don d'organes après leur mort». 

Le succès de l'Espagne découle en effet d'une approche organisationnelle spécifique mise en place dès les années 2000, lorsque le pays prit conscience de l’ampleur des besoins. 6 à 8% des patients en attente d'une greffe (autre que rénale) mourraient chaque année, faute de donneurs (4 à 6% en 2016). Autant de patients étaient retirés de la liste d'attente parce que devenus trop malades pour être transplantés. L’Espagne fut donc le premier à doter chaque hôpital d’un coordinateur des greffes, médecin ou infirmier, souvent spécialiste des soins intensifs donc capable d’identifier les patients présentant un fort risque de mort cérébrale ou d'arrêt cardio-respiratoire. L’ONT en a déjà formé plus de 18.000. 

Le point fort de ces coordinateurs, c'est leur capacité à convaincre les proches du défunt d’accepter le principe du don. Damiana Gurria, une de ces coordinatrices, expliquait à l’AFP en 2017 : «S’ils doutent beaucoup, on leur demande comment était la personne, si elle était généreuse… de là, on les amène à réfléchir au don». Cet accent mis sur la communication a porté ses fruits : le don d’organes est désormais un sujet très connu des Espagnols. L’histoire du footballeur Eric Abidal – sauvé en 2012 d’un cancer du foie grâce à une greffe – ainsi que les trois films3 de Pedro Almodovar qui évoquent le sujet l'ont aussi popularisé. 


Envisager le don le plus tôt possible

[Les données suivantes sont issues de l'étude How Spain Reached 40 Deceased Organ Donors per Million Population 4, publiée en 2017].

Une étude réalisée par l'ONT en 2009  avait montré des résultats très hétérogènes selon les régions et les hôpitaux. L'ONT peaufina alors son système en adoptant l’organisation mise en place dans les dix hôpitaux les plus performants. Ceux-ci s'étaient révélés très efficace pour l'identification des donneurs hors Unités de soins intensifs (USI) et leur orientation. Désormais, le parcours-type d'un patient neurocritique intègre d’emblée le don d'organes, dès le passage du traitement actif aux soins palliatifs. Le cas est transmis au coordinateur et le don d'organes discuté avec les proches, ainsi que l’admission du patient en USI en vue du don d'organes.

Pour son plan 50X22 l’ONT a poursuivi sur cette lancée, avec trois objectifs. 

1- Identifier et orienter au plus tôt les donneurs d'organes potentiels pris en charge hors d’une unité de soins intensifs

Le but : initier précocément des soins intensifs non thérapeutiques en vue d’un don d’organe (ICOD - Intensive care to facilitate organ donation).

Une enquête nationale entreprise conjointement avec la Société espagnole de médecine d'urgence a notamment montré que :

Admettre un maximum de donneurs potentiels en USI est un choix qui s’est avéré «rentable». D’abord, parce que le séjour des futurs donneurs y est souvent bref : dans l'expérience espagnole, le temps médian entre la lésion cérébrale et le décès en USI du patient admis dans l'optique d'un don est d'un jour. Ensuite, parce qu’il a été estimé que chaque journée d’hospitalisation en USI pour un donneur potentiel se traduit par un gain de 7,3 années de vie corrigées. En Espagne, un donneur d'organes effectif sur quatre suit ce parcours spécifique («effectif» signifiant qu’un prélèvement a bien été réalisé).  

2- Recourir à des donneurs âgés ou «à risque»  

Dans cette même enquête, 43% des donneurs potentiels étaient octogénaires et/ou présentaient des comorbidités importantes. L’ONT a donc poposé  des critères élargis pour les donneurs.

Le nombre de donneurs âgés, pour la plupart décédés à la suite d'AVC, augmente régulièrement. En Espagne, plus de la moitié des donneurs décédés ont dépassé les 60 ans. En 2020, le donneur le plus âgé avait 90 ans ; il a permis trois greffes (une de foie et deux de rein). L'ONT a donc opté pour une stratégie d'attribution «personne âgée vers personne âgée» : par exemple, les reins âgés sont attribués de préférence à des receveurs âgés sans tenir compte de l'inadéquation des HLA. 

Cette stratégie a des limites. Chez les plus de 60 ans seuls 80% des donneurs sont réellement prélevés, et en moyenne deux organes seulement sont ensuite transplantés. Pourtant, ces donneurs âgés contribuent largement aux activités de transplantation : en 2020, ils ont fourni 41% des reins (parmi ceux prélevés sur donneurs décédés), 51% des foies et 24% des poumons transplantés. 

Autre bémol, les taux de rejet de ces organes «âgés» sont aussi plus élevés. Mais les résultats demeurent acceptables au vu de la survie des receveurs par rapport à celle des patients qui restent sur liste d'attente. Une étude réalisée en Catalogne a montré que la survie à 10 ans des greffons rénaux fournis par des donneurs âgés de 75 ans et plus était de 68%. Les receveurs avaient une probabilité de décès deux fois moindre que les patients sous dialyse et sur liste d'attente. 

L'ONT a également mis au point un registre de suivi des receveurs transplantés à partir de donneurs à risque non standard, c’est-à-dire avec des antécédents de malignité ou une infection active. Sur 430 cas, une seule transmission d’une pathologie a été signalée (infection par le VHC). Or ce receveur se trouvait dans une situation d'urgence absolue. 

3- Davantage de dons après arrêt cardiaque

C’est le moyen le plus évident d'augmenter le nombre de transplantations, et de compenser la baisse de l’incidence de la mort cérébrale (passée en Espagne de 65 cas par million d’habitants en 2001 à 50 cas récemment). En effet, la baisse du nombre d'accidents responsables de lésions cérébrales d'une part, et d'autre part l'amélioration des traitements pour les patients atteints de maladies neurocritiques – notamment  la neurochirurgie – ont logiquement diminué le nombre de dons après mort cérébrale.

En 2020, 35% des donneurs espagnols (soit 621 individus) ont été prélevés après un décès d’origine circulatoire. Ce type de don implique un effort logistique important et une coopération éprouvée entre les différents acteurs. En Espagne, onze programmes spécifiques utilisant la technique de circulation régionale normothermiqueont ont permis de réaliser un nombre important de transplantations rénales et hépatiques. Les résultats sont proches de ceux obtenus, par exemple, avec les foies de donneurs en état de mort cérébrale. Les résultats des transplantations de poumons réalisées dans ces conditions sont également prometteurs. Concernant les transplantations cardiaques, la procédure utilisée repose sur l'utilisation de la circulation extracorporelle (ECMO). Quatre transplantations cardiaques de donneurs en asystolie ont pu être effectuées en 2020.

Le principe du don après arrêt circulatoire avait été accepté en Espagne dès les années 1990 (il faudra attendre 2005 en France). Un moratoire fut ensuite décidé en 1996. Mais l’évolution de la stratégie de l’ONT, et notamment l’orientation précoce des donneurs potentiels en USI, a justifié l'abandon de ce moratoire. 


L’impact limité de la pandémie 

La crise de la Covid-19 a provoqué une diminution de l'activité de greffe en 2020 : les transplantations ont chuté de de 19%, les dons de 23%. Mais l'impact de la pandémie s'est surtout fait sentir entre mars et mai. Dès juin les transplantations ont retrouvé des taux similaires à ceux des mois correspondants en 2019. 

Entre 1 et 2% des personnes qui meurent dans un hôpital réunissent les conditions pour être donneuses. C’est notamment dans les unités de soins intensifs qu’elles décèdent. Or, pendant la première vague, ces unités ont été saturées ; la priorité fut d’assurer les soins aux malades de la Covid. Une autre cause de la chute de l’activité de transplantation fut liée à l’inquiétude d’une éventuelle contamination des receveurs. L'ONT a d'ailleurs lancé une enquête afin de recueillir des données sur l’impact de l’infection Covid chez les patients greffés.

Dans ce contexte, l’ONT a été contrainte de suspendre provisoirement son plan 50x22, de recalibrer ses objectifs, et de prioriser les transplantations des personnes en urgence absolue. Mais la pandémie fut surtout l'occasion pour le système espagnol de faire ses preuves. Ainsi, 103 patients en attente de greffe rénale mais hyperimmunisés – c'est-à-dire à risque de rejet aigü en raison de leur taux en anticorps anti-HLA – ont pu bénéficier de l’efficacité du «calculateur» PATHI 5 (Transplant Access for Highly Sensitized patients). Autre résultat encourageant, les transplantations pédiatriques. Avec 197 enfants transplantés en 2020, l'ONT atteint non seulemnt un record mais aussi un objectif initial du plan 50X22.   

Quant au don de moelle osseuse, il fut en Espagne peu affecté par la pandémie. Quasiment 30.000 personnes se sont inscrites en 2020 sur le Registre espagnol des donneurs de moelle osseuse (REDMO), qui en compte désormais 440.000. Pendant la première vague, l'ONT et le REDMO ont mis en place une procédure extraordinaire afin que les donneurs expatriés puissent revenir rapidement en Espagne lorsqu'ils étaient compatibles. Pour mémoire, la France compte 20 millions d'habitants en plus que l'Espagne, mais seulement 311.000 donneurs de moelle osseuse.

L'organisation espagnole de la transplantation d'organes à su, face à la crise sanitaire, faire preuve une fois encore de dynamisme et de souplesse. Mais ses bons résultats n'expliquent pas tout : la baisse du nombre d'espagnols sur liste d'attente ( 4.794 au 31 décembre 2020, un chiffre légèrement inférieur à celui de 2019) est surtout due à la saturation du système de santé en raison de la pandémie. À voir, donc, si un rebond se produit en 2021.


En France, le manque de donneurs et de moyens

En France, début 2020, 24.000 personnes étaient en attente de greffes. Le taux d’opposition au don d’organes reste stable (environ 30% vs. 14% en Espagne) et le nombre de donneurs ne décolle pas. Le professeur Touraine, président de France Transplants, commentait en 2019 les résultats d'une enquête réalisée par l'association. Il s’alarmait qu’«entre 500 et 800 patients meurent chaque année, faute d’avoir reçu un organe» et pointait le manque de donneur mais aussi le manque de professionnels dédiés – médecins, chirurgiens et anesthésistes-réanimateurs – ainsi qu' «un manque d’organisation, avec parfois l'impossibilité d’accéder au bloc opératoire».

Ce rapport signalait que «plus de 8 Français sur 10 sont volontaires pour le prélèvement de leurs organes après leur décès, afin de traiter les malades qui en ont un besoin vital (...) Malheureusement, peu l’écrivent de façon claire et lorsque la question est posée à la famille endeuillée, celle-ci est perturbée par le questionnement et oppose parfois un refus qui n’est pas la traduction de l’opinion de la personne concernée». Dans un autre rapport6 la Cour des comptes concluait elle aussi que «La chaîne de la greffe connaît des fragilités».

La pandémie n'a pas amélioré cette situation. En décembre 2020 l'Agence de Biomédecine (ABM) constatait une baisse de 25% de l'activité de greffes, tous organes confondus, par rapport aux onze premiers mois de 2019. 


Dr Juan Manuel Calvo Mangas



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Notes :

1- En 2020 l’ Organización Nacional de Trasplantes a enregistré 2.700 greffes de rein, 1.034 greffes de foie, 336 greffes de poumon, 278 greffes de cœur, 73 greffes de pancréas et 4 greffes d'intestin.
2- 257 transplantations de reins et 11 de foie.
3-
Tout sur ma mère, La fleur de mon secret et Parle avec elle.
4- How Spain Reached 40 Deceased Organ Donors per Million Population-  https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/ajt.14104
5- Ce calculateur développé en Espagne depuis 2017 permet de trouver un donneur compatible pour les patients hautement sensibilisés en liste d'attente. La mise en place d'un système national de priorisation basé sur le crossmatch virtuel a permis d'accroître l'accès à la transplantation pour ces patients, avec d'excellents résultats en termes de survie du patient et du greffon.
Lire à ce sujet Implementation of a National Priority Allocation System for Hypersensitized Patients in Spain, Based on Virtual Crossmatch: Initial Results
6- La politique des greffes : une chaîne de la greffe fragile à mieux organiser