Thérapies augmentées : psychédéliques substances, scientifiques évidences (Henrik Jungaberle)

La psychothérapie augmentée, qui implique la prise de substances psychédéliques, se débarrasse de son image New Age. Elle s'appuie en Allemagne sur des études et la formation des médecins.



Le Dr Henrik Jungaberle, directeur de la MIND Foundation mène des recherches sur les substances psychédéliques et leur utilisation fondée sur des preuves. Il participe à l'étude EPIsoDE sur la psilocybine, menée conjointement avec le prestigieux hôpital universitaire berlinois La Charité. La MIND Foundation organise tous les deux ans un congrès international, INSIGHT.   
Le Dr Jungaberle est aussi l'un des deux CEO d'OVID Health Systems, entreprise qui a créé à Berlin un cabinet de psychothérapie augmentée.


Dr Jungaberle, pouvez-vous nous présenter la MIND Foundation ?


Nous avons créé cet organisme à but non lucratif il y a cinq ans, pour soutenir la recherche, la communication scientifique et la formation continue des médecins et psychothérapeutes. Depuis deux ans, OVID Clinics offre un cadre clinique dans lequel nous pouvons traiter les patients.

Nous sommes probablement le premier organisme dans le monde, dans ce domaine des psychédéliques, dont le travail est entièrement basé sur les preuves scientifiques. Nous considérons que les traitements psychédéliques se situent exactement à l'intersection de la médecine et de la psychothérapie. Et nous voulons amener cette forme de thérapie au cœur de la médecine internationale.


Qu'est-ce que la psychothérapie augmentée ?


Nous avons une certaine conception de la thérapie psychédélique, et elle diffère de celle que défendait par exemple Stan Grof 1 dans les années 1960 et 1970. Nous pensons que la thérapie psychédélique est une forme très particulière de psychothérapie. Mais ici, la perspective médicale rejoint la perspective psychothérapeutique.

Le produit pharmaceutique utilisé est spécial car il génère des expériences particulièrement profondes chez les patients, et cela nécessite un cadre. Ce cadre, que nous pensons être rigoureux, bénéfique pour les patients et également éthique, s'appelle la psychothérapie.

Que signifie «augmentation» ? C'est ce que connaissent les psychiatres, lorsque certains médicaments sont potentialisés, généralement par une autre substance. Pour nous, cela signifie que la psychothérapie et les psychédéliques s'influencent mutuellement dans leurs effets.

Cela n'est peut-être pas facile à imaginer pour quelqu'un qui ne travaille habituellement qu'en médecine organique, mais c'est en fait facile à expliquer : L'effet des psychédéliques dépend de l'environnement et de l'attitude intérieure de la personne qui les absorbe. Cela signifie qu'il y a une augmentation dans cette direction.

Inversement, cela signifie aussi que l'effet de la thérapie dépend du psychédélique. Celui-ci influence par exemple énormément la relation entre le thérapeute et le patient. Il peut accélérer l'établissement de la relation ou encore la renforcer.

Il existe des recherches sur ce sujet de l’«augmentation».  Nous avons par exemple développé un questionnaire qui est utilisé dans le cadre de l'étude EPIsoDE.2


En quoi la psychothérapie augmentée peut-elle faire mieux que d'autres formes de thérapie ?

La psychothérapie augmentée permet avant-tout d’atteindre les personnes qui ont perdu tout espoir. Nous le constatons grâce aux plus de 40 patients que nous avons déjà traités dans le cadre de cette étude EPIsoDE.

On observe des évolutions étonnantes : des personnes qui sont «gelées» dans leur dépression depuis 20 ans perçoivent de nouvelles raisons de vivre. Chez certains patients, la symptomatologie change de manière spectaculaire et passe par exemple de 30 à 3 sur l'échelle de Hamilton.3 Ce sont des résultats que l'on ne voit pas habituellement, même après une électroconvulsivothérapie. Nous avons donc une nouvelle possibilité de traiter les patients.

Par ailleurs, la psychothérapie augmentée crée probablement chez les patients qui ont des difficultés d'interaction un approfondissement du lien avec les autres. Cela peut rendre possible leur participation à une thérapie de groupe.

Enfin, je dirais qu'il y a des facteurs d'action très spécifiques dans la thérapie psychédélique. La philosophie de vie, les valeurs des patients et leurs relations sont généralement remises en question et évoluent, après un traitement psychédélique, et souvent de manière très, très positive. Les patients se demandent quels objectifs ils ont poursuivis au cours des dernières années ou décennies et si c'est vraiment ce qu'ils souhaitent. C'est la particularité de la thérapie psychédélique. On peut considérer cela comme un changement de «spiritualité» du patient.


Quelles sont les contre-indications ?

Ce sont les patients maniaco-dépressifs, ceux qui souffrent de troubles bipolaires ou encore qui ont des antécédents de psychose, y compris des antécédents familiaux. Pour l'instant, nous excluons même les patients qui ont des antécédents familiaux de psychose au deuxième degré. Cela pourra évoluer, mais il faut être très très prudent avec cette forme de thérapie.

À  l'heure actuelle, certains troubles de la personnalité contre-indiquent aussi cette thérapie, car il n'y a pas encore de preuves suffisantes. Au contraire, des cas observés tendent à montrer que les personnes souffrant de troubles de la personnalité peuvent voir ces troubles renforcés. Ces personnes doivent être accompagnées à beaucoup plus long terme, ce que les médecins ne peuvent souvent pas faire dans une pratique normale.  


En quoi consiste la formation que vous proposez aux médecins ?

Entre deux tiers et trois quarts de nos participants sont des médecins, les autres étant des psychothérapeutes. Il s'agit d'une formation continue intensive de deux ans et 400 heures. Elle est dotée de points CME, au moins 50 chaque année. On peut donc obtenir tout son contingent annuel de points CME.

La première année est entièrement consacrée au thème de l’«intégration». Comment transformer l'expérience psychédélique du patient pour la rendre bénéfique ? Il ne s’agit pas qu’ils vivent simplement une expérience – cela reviendrait probablement à «prendre de la drogue» – mais il s'agit de faire quelque chose de cette expérience. La deuxième année est consacrée à l'utilisation des psychédéliques.

L'objectif de cette formation, c’est que cette forme de thérapie soit utilisable dès à présent, avant même que les premières substances psychédéliques ne soient disponibles sur le marché pharmaceutique. Nous apprenons donc aux médecins et aux psychothérapeutes à effectuer des traitements psychédéliques avec la kétamine, mais aussi avec le Breathwork [technique basée sur l’hyperventilation].  

Que peut faire un psychiatre après sa formation ? Il peut utiliser la kétamine dans son cabinet, ou approfondir un processus psychothérapeutique par la respiration holotropique et immersive. Cet approfondissement nécessite quelques connaissances, car dans cette thérapie les patients se comportent parfois différemment que dans la thérapie psychanalytique par la parole. Ils font un voyage intérieur.

Dans le cas de la respiration immersive, ils vivent également des expériences physiques très intenses, très cathartiques. On apprend aux médecins à gérer cela. On leur apprend aussi à bien évaluer quels patients sont aptes à suivre une telle thérapie. Certains patients ne doivent pas être traités par le breathwork ou les psychédéliques, car ils risquent par exemple de devenir psychotiques.


Vous souhaiteriez que dans cette formation les médecins puissent expérimenter la psilocybine. Pourquoi ?  

Durant la deuxième année de cette formation, nous apprendrons à utiliser la kétamine mais aussi la psilocybine. Pour cela, nous sommes en train de déposer une demande auprès de L'Institut fédéral pour les médicaments et les dispositifs médicaux 4 afin de rendre possible, dans ce cadre, l’utilisation personnelle de psilocybine par les médecins.

C'est une étape dans la connaissance de cette substance. Nous pensons que, comme pour toute psychothérapie, l'expérience personnelle en fait partie. Mais cela bien sûr en toute légalité, comme tout ce que nous faisons. Il y a des formations qui se font dans la clandestinité, mais nous trouvons que c’est contraire à l'éthique et que cela n'apporte rien et  ne favorise pas l'intégration de ces thérapies dans la médecine.

Ce dont nous avons vraiment besoin, c'est que les médecins et les psychologues se familiarisent avec cette substance et apprennent à en gérer les particularités. Pour cela, il faut que les mythes soient démantelés et que l’on cesse de tout décrire avec des philosophies New Age. Ce n'est pas à chaque fois qu'un patient a l'impression de «renaître» qu'il renaît. C'est une expérience subjective. Cela ne signifie pas que nous devons tous devenir des adeptes de la théorie du «rebirth».


Vous mettez aussi l’accent sur le travail en équipe. Pour quelles raisons ?  

Nous pensons que l'avenir de la thérapie psychédélique réside dans le fait que différents groupes professionnels se réunissent et qu'il en résulte une meilleure thérapie. Je ne parle pas seulement des médecins et des psychothérapeutes, mais aussi des infirmiers psychiatriques ou des assistants médicaux spécialement formés.

Un frein à la thérapie psychédélique, c’est son coût. Dans un cabinet psychiatrique classique, il ne sera guère possible qu'un patient soit suivi par le médecin pendant toute une journée, six ou huit heures d’affilée. Il faut donc s’appuyer sur d'autres professionnels.

Si les thérapies psychédéliques s'avèrent aussi efficaces qu'elles le paraissent actuellement, alors il se peut que les psychiatres ne soient plus les seuls à les pratiquer. Les médecins de famille pourraient par exemple s'associer à un psychologue. Parmi les médecins, des anesthésistes et surtout des généralistes s‘intéressent à cette technique.    

Avec cette formation continue, nous voudrions obtenir une désignation supplémentaire pour la thérapie psychédélique augmentée, dans la nomenclature du système de santé allemand, afin que les médecins généralistes ou d'autres soient en mesure de la pratiquer, le cas échéant en collaboration avec des collègues.


La psychothérapie augmentée pourrait-elle être validée scientifiquement et prise en charge par les caisses d’assurance maladie ?

Nous en  sommes certains, mais cela prendra quelques années. Notre objectif est à terme d'intégrer cette forme de psychothérapie dans les soins courants. Pour cela, nous devons mener avec succès des études telles que l'étude EPIsoDE. Ensuite il faudra une étude de phase 3, puis, comme cela s’est passé avec l'eskétamine, une étude dite «HTA» [Health Technology Assessment]. Cette dernière phase permet de comparer le traitement habituel de première intention avec le nouveau traitement, pour lequel nous devrons obtenir de meilleurs résultats.

Nous sommes très optimistes quant à la possibilité que cette thérapie devienne un traitement de première ligne dans le domaine de la dépression, mais aussi pour d'autres indications.


Quelles sont les réactions du corps médical ?

Du fait que nous sommes une organisation basée sur les preuves et orientée vers la science, nous avons rencontré très peu de résistance. Lors de l'ouverture du cabinet OVID, il y a bien eu cette directrice d’une clinique berlinoise qui a cru devoir brandir les stéréotypes des années 1970 : «Qu'est-ce qu'ils font là, c'est un endroit pour se défoncer ?». Mais c’est intéressant de constater que c’est une réaction isolée.

En fait, il est probable que la thérapie assistée par psychédélique soit encore si peu connue des médecins que nous ne sommes pas vraiment pris au sérieux, ou du moins que ce sujet n’agite pas encore nos confrères et consoeurs.

L'étude EPIsoDE devrait lui donner plus de visibilité. D'ailleurs, il y a maintenant le premier article en allemand à ce sujet dans «Le neurologue» [Der Nervenarzt] intitulé «Les psychédéliques sont-ils des antidépresseurs à action rapide ?» 5 Jusqu'à présent, nous avons beaucoup publié en anglais, ce qui n'est pas forcément accessible pour une partie du corps médical allemand.

Et la réponse est oui : les psychédéliques sont des antidépresseurs à action rapide, et maintenant nous essayons d'en faire un traitement. Car cela aurait-il un intérêt qu’une personne dépressive n’aie pas de symptômes pendant une semaine et qu'elle replonge ensuite ?

Il s'agit de savoir comment stabiliser cet effet pour qu'il dure six mois, un an ou même plus. Notre objectif, c’est de mettre en place une thérapie qui modifie l'évolution de la maladie. Nous l’atteindrons grâce à la science, et grâce à la formation continue des médecins.


(La version originale de cette interview, publiée sur esanum.de, est à retrouver ici. Traduction et adaptation : Benoît Blanquart).


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Notes :

1- Stanislav Grof a notamment travaillé sur le potentiel psychothérapeutique des états de conscience produits du LSD, d’abord à Prague puis aux États-Unis. Il fut professeur de psychiatrie à l'université Johns-Hopkins.
Il développa ensuite la «respiration holotropique», technique qu’il définit ainsi : «Dans la respiration holotropique, la conscience est modifiée en associant la respiration rapide [pour obtenir une hyperventilation], une musique évocatrice et un travail sur le corps visant à éliminer les blocages énergétiques». Grof enseigna cette technique, dans le monde entier, jusque dans les années 2000.
Il fut aussi avec Abraham Maslow l'un des fondateurs de la psychologie transpersonnelle (1969).

2-
Le Pr Gerhard Gründer (Institut central pour la santé mentale / Zentralinstitut für Seelische Gesundheit – Mannheim) en collaboration avec la Charité Berlin en tant que deuxième centre d'essai et la MIND European Foundation for Psychedelic Science en tant que partenaire de projet, mène une étude clinique avec de la psilocybine chez 144 patients souffrant de dépression résistante au traitement.
Dans le cadre de cette étude bi-centrique contrôlée par placebo, les patients se verront administrer une ou deux doses de psilocybine avec un suivi thérapeutique. Des psychothérapeutes prépareront au préalable les sujets à l'expérience et traiteront ensuite le vécu de manière thérapeutique lors de séances d'intégration.

EPIsoDE

3- L’échelle de dépression de Hamilton est un test d'évaluation de l’intensité des symptômes dépressifs. Plus la note est élevée, plus la dépression est grave :
      - de 10 à 13: les symptômes dépressifs sont légers
      - de 14 à 17: les symptômes dépressifs sont légers à modérés
      - au dessus de 18: les symptômes dépressifs sont modérés à sévères

4- Das Bundesinstitut für Arzneimittel und Medizinprodukte - BfArM

5- Sind Psychedelika schnell wirksame Antidepressiva