Suicide des médecins : libérer la parole et agir en amont. L’exemple du Dr. Carrie Cunningham
Les médecins sont trop souvent très seuls lorsqu'ils rencontrent des difficultés liés à leur santé mentale. Une éminente Dr s'est ouverte publiquement sur son cas personnel afin de faire évoluer les mentalités. Elle est revenu sur son discours pour Le Psychiatrics Times et y a présenté des mesures actionnables pour prévenir le suicide des médecins.
Le discours du Dr. Carrie Cunningham
Profondément impactant, le discours du Dr. Carrie Cunningham tenu en 20231 est une mise à nue. Présidente de l’Association for Academic Surgery, ancienne professionnelle de tennis, mère de deux enfants, elle est un modèle de réussite. Et pourtant. Comme tant d'humains, elle lutte contre des problèmes de dépression chronique et d’addiction. Tout la pousserait normalement à ne pas l’ébruiter. Elle a cependant décidé de partager son vécu car elle veut faire changer les mentalités. Il est en effet crucial que la culture et les institutions évoluent afin que les difficultés liées à la santé mentale des médecins cessent d’être stigmatisantes pour eux. Il faut qu’ils aient la possibilité de se faire aider, sans avoir à craindre de conséquences négatives pour leur carrière.
La détresse mentale des médecins
Confrontés quotidiennement à la mort et à la maladie, exténués par leurs conditions de travail, victimes du syndrome de l'imposteur ou ayant l’impression de ne jamais en faire assez pour leurs patients, les médecins ont plus d’une raison de développer des troubles dépressifs ou anxieux. Comme le rappelle le Dr Cunningham, ce sont aussi tout simplement des hommes et des femmes, avec une vie personnelle parfois difficile à gérer à côté de leur travail.
Selon son récit, il est pourtant très compliqué pour eux de chercher de l’aide lorsqu’ils en ont besoin. Ce qui peut conduire à des extrêmes : le taux de suicide des médecins est estimé comme étant au moins 2,5 fois plus élevé que celui du reste de la population (que ce soit aux États-Unis ou en France)2. À noter qu’il est cependant impossible d’obtenir des chiffres exacts concernant les troubles dépressifs ou anxieux, les burn-outs ou le suicide des médecins, ce qui contribue justement à en minimiser l'importance3.
Plusieurs explications à cette absence de recherche prise en charge existent :
La pression pour maintenir une image de compétence inébranlable empêche souvent les médecins de reconnaître leurs propres vulnérabilités. Ils cherchent à cacher leurs faiblesses, car ils évoluent dans un système où c’est à eux de fournir de l’aide et non l’inverse. Beaucoup ont très peur des conséquences négatives qu’un tel aveu pourrait avoir pour leur carrière. Ils ont peur d’être jugés inaptes à exercer leur métier, que la méfiance quant à leurs capacités réduise à néant tous les sacrifices qu’ils ont faits pour en arriver là.
La catégorie la plus touchée celle des internes. Comme l’explique le Dr Cunningham, contrairement à des collègues plus âgés, ils n’ont pas les moyens financiers, le temps et le recul nécessaires pour aller se faire soigner. Chez les étudiants en médecine, le risque d’idées suicidaires est estimmé à 23%4.
Un ensemble de recommandations pour prévenir le suicide chez les médecins
Dans l’article du Psychiatrics Times5 le Dr Cunningham et ses collègues, émettent une série de recommandations qui, si elles étaient actionnées, aideraient à prévenir le suicide des médecins. Les auteurs se basent sur les données de la littérature actuelle et envisagent la prévention dès le cursus de formation.
Recommandations fondées sur des données probantes
- Former les médecins de soins primaires à la reconnaissance et au traitement de la dépression.
- Prendre en charge activement les patients psychiatriques après leur sortie ou après une crise suicidaire.
- Assurer un traitement efficace de la dépression et des autres conditions associées au risque de suicide. Cela est particulièrement efficace combiné avec des stratégies de prévention.
- De nombreuses études encouragent l'utilisation de la clozapine pour les patients atteints de schizophrénie ou de trouble schizo-affectif et du lithium pour les patients atteints de troubles de l'humeur.
- La kétamine réduit les idées suicidaires en quelques heures mais n'est pas testée pour la prévention à long terme ou la prévention des comportements suicidaires.
- Les psychothérapies centrées sur le suicide préviennent les comportements suicidaires chez les populations à risque.
- La restriction des moyens, y compris les armes à feu, prévient le suicide. Concernant les États-Unis, elle est rarement appliquée alors même que les armes à feu sont utilisées dans la moitié des suicides.
Actions actionnables individuellement
- Prenez soin de vous chaque jour. Observez quelles activités vous font particulièrement du bien.
- Comprenez que vous pouvez influer sur votre santé en général et également sur votre santé mentale, en suivant par exemple un traitement adéquat.
- Soyez attentif à vos collègues. Gardez en tête que des changements subtils de leur comportement peuvent cacher des problèmes importants.
- Ne supposez pas que vos collègues particulièrement brillants ont tout sous contrôle, qu’ils ne se battent pas contre leurs démons intérieurs.
- Apprenez à mener des conversations bienveillantes avec vos collègues pour les inciter à réellement se divulguer.
- Lorsque vous dialoguez avec un collègue en détresse, souvenez-vous que les distorsions cognitives négatives accompagnent cette détresse. Il est donc essentiel de lui rappeler des évidences, comme le fait que vous le respectez et que vous l’appréciez. Que vous êtes prêt à l’aider à trouver le bon traitement et que vous continuerez à être là pour lui.
- Si vous avez vous-même déjà rencontré des difficultés, vous pourrez avoir une empathie particulière. Utilisez-la pour aider des collègues qui auraient besoin de comprendre qu'ils ne sont pas seuls.
Mesures pour les responsables d’établissements
- Assurez-vous que les étudiants aient accès à des mentors, du soutien et des soins de santé mentale sans aucune conséquence punitive ou négative. Cela passe par exemple par des débriefings après des incidents critiques, encourager la thérapie pour optimiser la résilience, permettre l'accès au traitement à l'intérieur et à l'extérieur de l'institution gratuitement ou pour un coût abordable.
- Soyez transparent. Communiquez clairement et largement sur la manière dont les défis de santé mentale sont gérés par votre institution.
- Fournissez continuellement des informations sur la manière dont les étudiants peuvent accéder au soutien, aux conseils et au traitement de santé mentale. Listez les ressources au dos des cartes étudiant et sur les sites web des programmes.
- Priorisez et faites la promotion d’une approche constructive. Par exemple : "Tout clinicien rencontre des difficultés de temps en temps. C'est un signe de force de les affronter et il est louable de ne pas attendre le point de crise pour chercher de l'aide.".
- Introduisez les soins personnels dès le début du cursus. Présentez-les en tant que pratique liée au professionnalisme qui peut être cultivée tout au long de la carrière.
- Montrez l'exemple en divulguant des luttes personnelles lorsque cela est approprié et en expliquant que tout le monde a besoin de s'appuyer sur les autres pour obtenir du soutien ou un traitement.
- Offrez des opportunités de narration pour établir de nouvelles normes avec des récits d'espoir.
- Renforcez le soutien par les pairs en enseignant aux stagiaires comment tendre la main et répondre aux collègues en détresse. Cultiver des compétences d'écoute active et utiliser les ressources disponibles pour le soutien.
- Enquêtez auprès des stagiaires et du personnel pour identifier quels sont les obstacles spécifiques à la recherche de soutien et de traitement.
- Formez un groupe de travail pour planifier des initiatives de prévention du suicide et de bien-être incluant des membres à tous les niveaux de séniorité et de tous les milieux.
- Intégrez des questions liées aux soins personnels dans la certification et la formation continue pour souligner que, parallèlement aux connaissances médicales, aux compétences techniques et à l'empathie, la capacité d'optimiser sa propre santé mentale est une partie essentielle de la responsabilité professionnelle.
Vous trouverez sur esanum d’autres articles traitant de la santé mentale des médecins, notamment un article du Pr Nicolas Peschanski “Burn-out aux Urgences : quand la coupe est pleine, tout le monde trinque”
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2023 AAS Presidential Address- Removing the Mask, Video du discours du Dr Carrie Cunningham, 3 mars 2023
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Médecin en souffrance, Ordre des médecins du Nord, 25 novembre 2020
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Les chiffres introuvables du suicide des médecins français, Adrien Renaud pour What’up doc, 18 juin 2020
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Suicide des médecins : quels messages faire passer en attendant des chiffres officiels ?, Véronique Duqueroy pour Medscape France, 25 novembre 2020.
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Preventing Clinician Suicide, Dr Cunningham, MD, Dr Moutier & Dr Zisook pour Psychiatric Times Vol 41, Issue 4, 10 avril 2024