Jean-Claude Deslandes, médecin anesthésiste-réanimateur est diplômé en médecine tropicale et médecine de catastrophe. Membre de Médecins Sans Frontières de 1980 à 1995, il a effectué plusieurs missions au Zaïre, au Kurdistan irakien et au Sri Lanka. Il fut également médecin-colonel des sapeurs-pompiers.
Par ailleurs, Jean-Claude Deslandes a fondé la revue Urgence Pratique, dédiée aux acteurs de l’urgence (SMUR et Services de santé des sapeurs-pompiers). Il est aussi l’auteur de deux ouvrages : Docteur j'ai peur! (2017) et D’un continent, l’autre - de larmes et d’espoir (2020). Dans ce livre, il relate l'histoire de Cévenols persécutés pendant la Guerre des Camisards (XVIIIe siècle), exilés en Afrique du Sud et à l’origine de l’implantation de la vigne prés de la ville du Cap. Certains d’entre eux, revenus d’exil, ont participé à l’écriture de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Le bruit des impacts est couvert par celui caractéristique des pales du Bell UH-1 Iroquois - «Huey» pour les intimes - qui vole portes latérales ouvertes, avec de chaque côté un mitrailleur tenant sa M 134 Minigun pointée vers le sol. Cette mitrailleuse à multiples canons est capable de tirer 6.000 coups par minute. Cela n’a rien de rassurant pour autant, et ces engins de morts vus de multiples fois au cinéma ne sont pas là pour l’ambiance. Si l’impact des balles n‘est pas entendu, il est ressenti sous les pieds des docteurs embarqués dans l’hélicoptère et leur rappelle que la guerre est toujours un triste scénario.
En ce qui concerne ces projectiles qui impactent la machine volante, «ce n’est pas dangereux» a expliqué le pilote avant de décoller. «Le plancher est blindé et les balles ne peuvent pas toucher les pales…. en principe». Ces paroles n’ont pas levé mon inquiétude pour autant. Le célèbre Huey a prouvé sa solidité durant la guerre du Vietnam, c’est certain. Mais tout de même, une désagréable impression d’insécurité me reste à l’esprit. Je m’efforce de croire que s’il nous a été demandé d’enfiler un gilet pare-balle c’était uniquement pour faire joli.
1988. Je suis depuis trois semaines missionné par Médecins Sans Frontières dans une zone du Sri Lanka proche de la partie occupée par les rebelles Tamouls. Avec un chirurgien, Jean, nous allons visiter un hôpital qui n’est qu’à quinze kilomètres de celui de Batticaloa où nous travaillons habituellement. La route qui y conduit a été minée et traverse une zone rebelle ; l’hélicoptère s’impose donc. Celui-ci appartient aux forces armées sri lankaises.
Le pilote vole au ras des cocotiers pour n’être aperçu qu’au dernier moment par les rebelles. Quelques branches arrachées par les patins entrent dans l’habitacle. Durant ce vol je me remémore quelques missions passées ; je reste philosophe en pensant que nous avons rarement à intervenir dans des pays comme la Suède ou la Suisse ! Dès le début des années quatre-vingt nous avons été quelques-uns à suivre avec enthousiasme, surement aussi par goût de l’aventure, l’exemple de nos aînés : Bernard Kouchner, Xavier Emmanuelli et d’autres, qui ont conçu, imaginé et créé Médecins Sans Frontières.
La guerre civile au Sri Lanka a débuté en 1972 de façon sporadique. Elle s’est amplifiée après l’attentat du 23 juillet 1983 : une explosion à Jaffna, au Nord de l’île, a tué treize soldats de l’armée sri-lankaise. En représailles, plusieurs centaines «d’hindous» sont tués sans autre forme de procès dans les jours qui suivent.
En représailles de ces représailles, le LTTE 1, mouvement armé des Tigres Tamouls séparatistes se lance dans une série d’attentats suicides. Les «Karum Puligal» (littéralement les «Tigres noirs») sont des combattants farouches et déterminés. Leur stratégie de terreur consiste à envoyer partout dans le pays des «volontaires» de la mort. Nombre de ces combattants de l’extrême sont des femmes, parfois de toutes jeunes filles.
Un rite macabre était même instauré pour glorifier ces soldats «offrant» leur vie. La veille de son sacrifice, le futur kamikaze a l’honneur insigne de partager le repas du Chef suprême, Velupillai Prebhakaran. Le lendemain matin il se passe une cordelette autour du cou, à laquelle est attachée une fiole de cyanure. S’il est capturé il lui suffira de l’absorber pour ne pas parler sous la torture. Leur mort elle-même est sanctifiée : contrairement au cérémonial hindou classique ces soldats ne sont pas incinérés mais ensevelis sous une dalle rappelant que des «héros» sont enterrés là. Ce rite funèbre disparaîtra lorsque la guérilla se transformera en véritable guerre.
Aux atrocités succèderont les atrocités, et pareillement de chaque côté, il faut bien le reconnaître. Une des spécialités des «Tigres» était de poser un pneu autour du cou d’un prisonnier, et d’y mettre le feu. L’horreur dont sont capables les hommes porte cela en elle-même d’être potentiellement infinie. Les soldats loyalistes n’étaient guère plus tendres, pratiquant ouvertement la torture, et des maisons tamils étaient régulièrement incendiées avec leurs habitants à l’intérieur. Cette guerre fut vraiment sans pitié.
Le fait que des bombes à fragmentation soient utilisées par l’armée régulière ne soulevait que des protestations, presque polies, de la communauté internationale. Les Tigres, pour cruels qu’ils étaient, bénéficiaient du soutien (parfois un peu forcé) de la diaspora Tamoul. Les renseignements généraux français avaient noté que vers la Porte de la Chapelle, à Paris, l’impôt révolutionnaire était régulièrement prélevé chez les Tamouls expatriés.
La genèse de ce conflit est très ancienne. C’est au XVIème siècle que les portugais débarquent sur l’île de Ceylan, suivis par les hollandais. Mais ce sont les anglais qui prennent réellement possession de ce lieu célèbre pour ses plantations de thé, situé à seulement 50 kilomètres de l’Inde.
L’indépendance est actée en 1946. Belle occasion pour la majorité bouddhiste d’accaparer le pouvoir. La minorité hindoue, majoritairement musulmane, avait été amenée par les anglais pour travailler dans les plantations. Elle est maintenant rejetée, privée du moindre droit civil. Le bouddhisme étant proclamé religion d’Etat, les Tamouls - originaires plus particulièrement du Sud de l’Inde - sont même déchus de leur nationalité.
Il n’est donc guère surprenant que les Tamouls réclament leur autonomie au sein d’un État qu’ils appellent «Eelam Tamoul» ; celui-ci comprend toute la partie nord-est de l’île où vit la majorité des 14% de cinghalais tamouls. En vingt ans la guerre va être responsable de plus de 100.000 morts.
Le LTTE montant en puissance, il ira même jusqu’à se doter d’une marine de guerre. Les Tigres de la Mer ont un chef, Soosai, à l’origine de nombreuses actions suicides. Sinistre fierté, elles inspireront Al-Qaida lorsque celle-ci fit se projeter une vedette bourrée d’explosif contre l’USS Cole au Yémen, en octobre 2000, tuant 17 marins américains.
Dès le début du conflit Médecins Sans Frontières s’est impliqué auprès des populations, en installant un hôpital aussi neutre que possible à la frontière des deux zones de conflit. Cette frontière fluctuait au gré des avancées de l’un ou l’autre camp. Un accord tacite voulait, tout au moins au début, que les deux parties respectent l’hôpital de MSF et ses personnels.
MSF, fidèle en cela à sa charte éthique, s’est ensuite singularisée en travaillant dans tous les hôpitaux, qu’ils soient dirigés par l’une ou l’autre des deux parties en conflit. C’est ainsi que MSF a structuré des unités chirurgicales dans les hôpitaux de Trincomalee, Point Pedro, Jaffna et Batticaloa, contrôlés alternativement par les Tigres ou les forces nationales. En 1988, plus de 50 chirurgiens et anesthésistes se sont partagé l’activité chirurgicale de ces quatre hôpitaux. Une assistance alimentaire soutenue a aussi été apportée aux populations réfugiées qui trouvaient dans ces centres de soins un havre de paix relative.
L’hôpital de Trincomalee où j’officie dessert une population de 250.000 habitants, pour moitié cingalais et pour moitié tamils. Les personnels appartiennent aux deux communautés, et régulièrement un infirmier d’une ou l’autre partie est retrouvé près de l’hôpital un pneu calciné au cou. C’est le sort qui m’est promis par un chef Tigre devant être opéré d’une fracture de jambe, si jamais l’anesthésie que j’allais conduire se passait mal. Habituellement sûr de moi, j'ai avoué plus tard que ma main tremblait un peu en plaçant une aiguille de rachianesthésie entre deux vertèbres du féroce Tigre, puis en injectant la Xylocaïne hyperbare. Tout s’est passé normalement. J’ai même eu droit à un sourire moustachu et édenté du chef Tigre en question.
La vie après le travail dans ce pays tropical n’était pas désagréable. La maison louée par MSF à deux kilomètres de l’hôpital possédait un joli jardin. Particularité charmante, ce jardin était habité par un cobra royal ; toute velléité de s’allonger dans l’herbe au pied d’un manguier était fortement déconseillée par le personnel s’occupant de l’entretien et de la cuisine. La maison était dans une zone presque calme ; les deux trous ronds découverts un matin dans le volet de la chambre de Jean - un autre médecin de MSF - avec les mêmes trous dans le mur en face, ont été mis sur le compte des incidents de tir classiques en zone de conflit.
Pour l’anecdote, tout de même, le trajet pour aller et revenir de l’hôpital devait se faire à bicyclette car les mines placées sur la route n’étaient sensibles qu’au poids des voitures. Si tous les chemins mènent à Rome, certains sont pavés de mauvaises intentions.
Le régime de terreur imposé par les Tigres a fini par épuiser la population, dont les enfants de plus en plus jeunes étaient enrôlés de force. Cela ne pouvait durer. Le déséquilibre du nombre étouffa lentement les partisans d’une guerre sans merci.
En 2009, le président Rajapakse lance une offensive de grande ampleur. Le LTTE est confiné dans un réduit de quatre kilomètres carrés ; 250.000 personnes s’y entassent. La communauté internationale s’émeut et la France envoie sur place son hôpital civil de campagne, l’ESCRIM 2. Celui-ci soutiendra la population jusqu’à la capitulation finale des derniers irréductibles.
Mission au Zaïre (1986)
Notes :
1- «Tigres de libération de l'Îlam tamoulqui»
2- Elément de Sécurité Civile Rapide d’Intervention Médicale : c’est l’hôpital de campagne projetable de la Sécurité Civile française.
Cette structure d’environ 1000 m² et 100 lits (tentes), servie par 75 personnes et installée pour une durée de 2 à 8 semaines, permet d’assurer une activité médicochirurgicale et obstétricale en attendant le déploiement des ONG.
Aéroportable, il est déployé depuis 1985 en cas de séismes (Mexico, Arménie, Iran, Turquie, Algérie), de tsunami ou cyclone (Sumatra, Haïti) et de guerres civiles (Brazzaville, Kosovo, Sri Lanka).