Gaëlle Ranchou est médecin urgentiste et cheffe du service de soins palliatifs au CH de Périgueux, dont elle préside la commission médicale d'établissement.
La médecine est devenue tellement technique que les urgentistes, tout comme les réanimateurs, se posent au quotidien la question de savoir jusqu’où aller. Souvent confrontés à des détresses aiguës, ils sont en fait plus sensibilisés à la question des soins palliatifs que les collègues d’autres services spécialisés. Par exemple, les urgentistes font appel plus facilement aux Unités mobiles de soins palliatifs.
Quand j’ai passé ma capacité en Médecine d‘urgence, certains chefs m'ont sensibilisée à la notion de limitation thérapeutique et à l'importance de l’accompagnement de fin de vie, y compris dans un service d’urgence. La formation en soins palliatifs est très pauvre durant les études de médecine. C’est donc primordial que ce message soit transmis lors des stages.
Ces patients qui vivent leurs dernières heures dans les unités d’hospitalisation de courte durée sont souvent très âgés et non éligibles pour l’admission en réanimation. J’avais envie de m’en occuper. Je trouvais que cela avait du sens, même aux Urgences. Dans ce cadre-là, c’est à nous, urgentistes, de nous assurer qu'ils vont mourir dans les meilleures conditions.
Ces prises en charge très spécifiques m'ont d’emblée intéressée, médicalement et humainement. Surtout, elles ne me mettaient pas en difficulté. Cet enjeu est crucial. La formation des urgentistes est très poussée sur le plan technique et par ailleurs nous disposons de traitements de plus en plus efficaces. Cela amène certains collègues à considérer tout décès comme un échec personnel. Le risque, c’est de basculer vers l'acharnement thérapeutique.
Par la suite, j’ai voulu m'occuper de ces patients différemment et je me suis davantage impliquée dans le domaine des soins palliatifs. Je dirige maintenant une unité de soins palliatifs de douze lits ainsi qu’une unité mobile qui intervient à domicile ou dans des établissements médico-sociaux. Et je continue à prendre des gardes aux Urgences.
J’avais lu des articles expliquant qu'en cas de geste de réanimation sur un enfant il ne fallait pas faire sortir les parents, pour éviter qu'ils aient ensuite un «trou» dans l'histoire. Au contraire, il vaut mieux les laisser entrer et sortir de la pièce. C’est ce que je faisais en tant qu’urgentiste, et c’est que je continue à faire en soins palliatifs.
Lorsque la sédation profonde et continue est lancée, j’explique aux familles que la porte est à la fois ouverte et fermée. Ils peuvent entrer, partir, revenir. Je n'ai jamais fait sortir les proches pendant une sédation profonde. Pour qu'il n'y ait pas de trou dans leur histoire.
Je fais un autre parallèle entre la médecine d’urgence, surtout en SMUR, et les soins palliatifs. C’est la particularité des équipes : très petites, très soudées, et où la notion de hiérarchie s’efface.
Pour la première vague, notre région a été touchée assez tard, donc nous avons pu nous appuyer sur les retours d’expérience des autres services et sur les protocoles proposés par la Société Française de Soins et d'Accompagnement palliatif (SFAP). Nous avons mis en place une astreinte 24h/24 pour pouvoir conseiller tous les médecins, y compris ceux extérieurs à l’hôpital. En interne, nous avons été très sollicités dans certains services pour donner un avis sur des situations de limitation thérapeutique.
Dans notre service de soins palliatifs, nous avons réussi à accueillir tous les patients, y compris ceux atteints du Covid-19. Le plus dur, ce fut de gérer les visites. Nous sommes un service traditionnellement très ouvert : il n'y a pas d'horaires de visites, les enfants sont les bienvenus, les animaux de compagnie aussi. Pendant la pandémie, nous avons dû limiter l'accès pour que les soignants aient le temps d'équiper les visiteurs. Cette restriction était difficile à vivre pour nous aussi, car ce n'est pas du tout dans notre habitude. Nous voulions absolument que chaque patient puisse avoir au moins une visite par jour. Nous avons réussi, le service n’a jamais été totalement fermé.
En soins palliatifs, la perspective de ne plus avoir les moyens thérapeutiques pour apaiser les patients est très angoissante. La question s'est posée pour le midazolam, que nous utilisons au quotidien à visée anxiolytique et sédative. Cette molécule était réservée pour les services de réanimation, où elle est indispensable et peu remplaçable. Nous nous sommes rapidement formés à l’utilisation d’autres molécules dont nous avions moins l’habitude, comme le Tranxène, le Valium ou le Rivotril. Là aussi, la SFAP avait préparé des protocoles.
Quand je pense au Rivotril, je pense d’abord à tous ceux qui n’y ont pas eu accès. Au Brésll, les soignants n’avaient plus la moindre molécule sédative à disposition. Pour tenter d'apaiser les personnes qui mouraient dans des conditions effroyables, en s’étouffant, les familles devaient dénicher du sirop contre la toux. C’est inhumain.
En France, malgré tout ce que l'on a pu entendre, le cadre légal quant à l’utilisation du Rivotril n'a pas changé en mars 2020. La législation sur la fin de vie non plus, d’ailleurs. Un décret a simplement assoupli une règle ancienne qui concernait uniquement la forme orale du Rivotril.
Cette règle indiquait qu’en dehors de l'hôpital seuls les neurologues et les pédiatres pouvaient en prescrire. Ce décret a simplement élargi la possibilité de prescription de la forme orale aux médecins généralistes. C’est tout. Les indications du Rivotril n’ont pas été modifiées, il est simplement devenu une benzodiazépine comme les autres, et de là est partie la polémique.
Les accusations à l’égard des médecins ont été violentes. Entendre dire que nous avons «euthanasié» des patients avec le Rivotril, c’est très dur pour tout médecin. Et c’est peut-être encore plus dur pour les médecins de soins palliatifs, parce que nous savons mieux que quiconque le poids de ce mot.
C'est inquiétant, ce genre de polémiques, car elles se propagent sur les réseaux sociaux mais arrivent ensuite jusque dans les services. Des familles menacent d’actions juridiques si on utilise tel ou tel traitement sur leur proche. Forcément, on appréhende des complications médico-légales.
Les familles avec lesquelles le dialogue fut vraiment difficile sont celles qui adhéraient totalement à la rhétorique complotiste. Puisque pour elles le Covid-19 n'existait pas, c’était à nous, soignants, de nous débrouiller pour sauver leur parent. Nous leur avons expliqué notre démarche, encore et encore, dans l’espoir d’avoir leur adhésion quant à l’utilisation de telle ou telle molécule. Nous avons toujours réussi. Mais si cela n’avait pas été le cas, nous nous serions passés de leur avis. En dernier recours, seul le patient lui-même, ou le médecin à l’issue d’une décision collégiale, peut définir la ligne de traitement. C’est l’intérêt du patient qui dicte notre déontologie.
Cela met en lumière la grande méconnaissance de la notion de limitation thérapeutique. C'est paradoxal : on entend à longueur de temps que les Français sont favorables à l'euthanasie, mais quand on parle concrètement à une famille de cette notion de limitation thérapeutique, quand on explique que tout le monde ne peut pas aller en réanimation, alors on provoque un séisme. Dans le cadre de la pandémie, ces situations étaient quotidiennes.
C’est peut-être parce qu’on n’a pas assez expliqué ça que la polémique sur le Rivotril a enflé. L'usage de ces benzodiazépines découle d’une évidence : on ne pouvait pas envoyer tout le monde en réa. Et ce n’est pas une question de mérite : on ne mérite pas davantage de vivre à 85 ans qu’à 60. C’est une question de médecine. Les personnes qui sortent de réa peuvent mettre des mois à remarcher. À 85 ans, on est déjà affaibli : quelle chance a-t-on de sortir de ce parcours-là ?
Je n'arrive pas à trancher. La loi actuelle me convient dans l'immense majorité des situations. Cependant, j’ai rencontré au cours de mes nombreuses années de pratique des patients qui peinent à trouver un sens à ce cadre. Je pense à ceux qui souffrent de maladies neurodégénératives et dont le handicap est très lourd, mais qui pour autant n’ont pas un pronostic engagé à court terme. Ils ne peuvent pas obtenir une «sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès». On ne peut pas balayer le ressenti de ces patients. Mais ignorer celui des soignants serait une hérésie, puisque ce sont eux qui seraient impliqués dans un geste d’euthanasie.
Accompagner une personne dans ses derniers instants, je sais que je peux le faire et vivre ensuite normalement. Mais pourrais-je continuer à faire mon métier sans répercussion psychique si je devais pratiquer un geste létal ? Je ne sais pas. Je suis au milieu d'un gué, entre la détresse parfois si profonde des patients et le besoin de respecter mes propres limites. Pour l'instant, la loi me protège de devoir faire ce choix.
Dans ces rares situations, les patients voudraient entrer dans le cadre légal de la sédation profonde et continue au moment où ils le décident. Pour l’instant, il faut que leur pronostic soit engagé «à court terme». Est-ce que cette notion est la même d'un patient à l'autre, d'un médecin à l'autre ? Comment identifier le moment précis où commence le risque d'une détresse respiratoire ? Une loi peut-elle vraiment aller plus loin dans la définition de situations aussi particulières ?
C'est une question sociétale, dans laquelle les soignants doivent absolument être entendus, mais cela dépasse l'acte médical. Le «tout médical» me semble être à contre-courant de ce que l'on fait en termes d'écoute, dans nos services de soins palliatifs. Et si nous voulons sortir du paternalisme médical, alors nous ne pouvons pas être les seuls juges.
J’en citerai deux. D’abord celui d’une personne atteinte d’une maladie neurodégénérative. Tous ses proches étaient là quand j’ai commencé la sédation. Il y avait son conjoint, les parents, les enfants… Même si vous êtes médecin, il y a forcément dans ces cas-là une personne à laquelle vous pouvez vous identifier.
Un autre souvenir illustre ces liens si particuliers qui se créent autour de la fin de vie. Une famille m'avait demandé de lire la lettre des petits-enfants au grand-père, déjà profondément endormi. J’étais seule avec lui. Je suis allée au bout, malgré l’émotion, en reprenant plusieurs fois mon souffle. Ces moments-là, ce n'est plus de la médecine. C'est de l'humanité.
(Propos recueillis par Benoît Blanquart)