Une maladie hautement contagieuse, un foyer italien qui menace de contaminer l’Europe entière, des malades en isolement et des soignants qui risquent leur vie pour les protéger dans un monde en crise… Au jeu des mille euros, il y a fort à parier que vous vous tourneriez fièrement vers Lucien Jeunesse1 pour répondre, l’air blasé : « le coronavirus ! ». Eh bien perdu : la maladie dont il est question ici n’a rien à voir avec la pandémie actuelle. Pour être exact, le syndrome K n’a pas grand-chose à voir avec quoi que ce soit de connu. Direction les rives du Tibre.
Elle ne paye pas nécessairement de mine, la petite île que connaissent bien tous ceux qui ont eu la chance d’aller se balader dans la capitale romaine le long du Tibre. Et pourtant : l’île Tibérine est au cœur de l’histoire romaine depuis que les premiers habitants du secteur l’ont choisi pour en faire le cœur de l’Urbs. Un choix logique : il était nettement plus facile de bâtir deux petits ponts de chaque côté de l’île que de s’emmerder à en construire un seul plus long ailleurs.
Gag amusant compte tenu de l’histoire du jour : l’île a toujours été ou presque associée aux épidémies. Au 3e siècle avant notre ère et tandis qu’une énième peste ravage les rues romaines, c’est l’île Tibérine qu’on choisit pour élever un temple à Esculape, équivalent romain du dieu grec de la médecine Asclépios. La tradition survécut à l’Empire et l’île continua de servir de sanctuaire médical au fil des siècles. En 1585, c’est encore là que les Frères de Saint Jean de Dieu, ou Frères Hospitaliers, choisirent de s’installer pour fonder l’Ospedale San Giovanni Calibita Fatebenefratelli.2
Pendant plusieurs siècles, les moines médecins y remplirent la mission qu’ils s’étaient fixés : soulager les souffrances de leurs contemporains en général et des victimes des grandes épidémies en particulier – la vraie spécialité des soignants de l’hôpital Fatebenefratelli. Et ils continuèrent jusqu’au beau milieu de la Seconde guerre mondiale, quand leur sainte mission prit soudain un tour inattendu.
L’hôpital, modernisé dans les grandes largeurs au début des années 1930, est alors dirigé par Giovanni Borromeo, un professeur de médecine renommé qui s’est toujours tenu à distance du parti fasciste. Sans basculer vraiment dans la résistance italienne, il a ainsi refusé deux propositions certes séduisantes, mais conditionnées par son adhésion au parti de Mussolini. Hors de question : le professeur a préféré rejoindre l’hôpital de l’île Tibérine qui ne posait pas de telles conditions, et pour cause : établissement religieux, l’Ospitale Fatebenefratelli appartient depuis toujours à l’ordre espagnol des Frères Hospitaliers… Jusqu’en 1943, Borromeo poursuit son travail aussi normalement que possible en plein conflit mondial, bien aidé par le statut quasi-extraterritorial dont bénéficie son établissement.
En septembre 1943, tout change : la progression alliée en Italie du Sud provoque l’intervention allemande. La Wehrmacht entre dans tout le nord de l’Italie, Rome comprise, et l’administre pour ainsi dire directement. Mussolini, dirigeant fantoche de la République de Salo, ne dirige plus grand-chose dans une Italie coupée en deux. À Rome, c’est l’officier SS Herbert Kappler3 qui contrôle concrètement la ville, sous l’autorité militaire plus lointaine du général Albert Kesselring.
Pour les Juifs italiens, c’est une catastrophe : alors qu’ils bénéficiaient encore jusque-là d’une relative tranquillité malgré les lois antisémites de 1938, les voilà dans le collimateur d’un des plus farouches partisans de la Solution finale. En Belgique, son poste précédent, l’homme avait déjà ordonné une série de rafles et organisé les premiers convois vers les camps de concentration ; dès septembre 1943 il se lance dans une politique identique à Rome. Après avoir rançonné la communauté juive italienne, largement concentrée dans le Ghetto, il ordonne le 15 octobre la rafle de 1.259 Juifs, pour la plupart envoyés à Auschwitz – seuls 16 en reviendront.
C’est dans ce contexte soudain irrespirable que l’hôpital Fatebenefratelli continue de tourner comme si de rien n’était, à deux pas du quartier du Ghetto dont ne le sépare que le Ponte Fabricio. Il faut dire que les équipes de Giovanni Borromeo ont d’autres soucis : depuis le 16 octobre, leurs services se mettent à accueillir un flux de patients sévèrement atteints, sans pouvoir poser de diagnostic précis sur des symptômes particulièrement graves : crampes, convulsions, tétanie, démence, paralysie… Les plus atteints meurent après une lente et insupportable asphyxie qui rappelle beaucoup celle des patients atteints de tuberculose. Le nom provisoire que donne Borromeo à la maladie inconnue qu’il affronte – le syndrome K – est d’ailleurs une référence directe au bacille de Koch, la minuscule cochonnerie responsable de la tuberculose.
Mis à l’écart dans deux grandes salles hermétiquement fermées au monde extérieur, une pour les femmes et les enfants et l’autre pour les hommes, le syndrome fait d’autant plus peur qu’il est hautement contagieux. Large d’à peine soixante mètres, séparée du reste de la capitale italienne par deux tout petits ponts, l’île Tibérine toute entière est désormais une cocotte-minute, une bombe sale dont l’épidémie peut s’échapper à tout moment, explique posément le professeur Borromeo aux officiers SS venus exiger des explications avec leur légendaire amabilité.
Ces officiers, pourtant accompagnés d’un de leurs médecins, ne se font guère prier pour tourner les talons, saisis comme tout un chacun d’une sainte pétoche devant la perspective d’attraper pareille saloperie. Hors de question d’aller jeter ne serait-ce qu’un œil derrière les grandes portes hermétiquement closes, derrière lesquelles on entend clairement des toux déchirantes.
Les champions de l’élite aryenne viennent de se faire entuber en beauté. La maladie K n’existe pas.
Évidemment impossible à mettre en place sans la complicité de la plus grande partie du personnel soignant, l’arnaque médicale la plus humaniste de la Seconde guerre mondiale est née rapidement, dans la nuit du 15 au 16 octobre, lorsque les rescapés juifs de la rafle ordonnée par Kappler ont désespérément cherché un moyen d’échapper aux soldats allemands.
Certains eurent l’idée de se tourner vers l’un des médecins de l’hôpital, Vittorio Emanuele Sacerdoti. Juif lui-même, celui-ci avait été autorisé depuis longtemps déjà par les Frères hospitaliers à travailler sous une fausse identité. Sacerdoti en parla avec Borromeo, qui n’hésita guère – et la magnifique fiction de l’épidémie mortelle et mystérieuse, née cette nuit-là, s’est concrétisée immédiatement.
Le 16 octobre et les jours suivants, Borromeo et les équipes de l’hôpital ont accueilli comme patients plusieurs dizaines de compatriotes juifs qui n’avaient pas l’ombre d’un rhume et les ont «soignés» à l’écart tandis que le médecin-chef et ses confrères s’ingéniaient à dresser une liste de symptômes tous plus effrayants les uns que les autres pour détourner les soupçons nazis. «Les nazis se sont barrés comme des lapins» rigolait encore Vittorio Sacerdoti dans une interview à la BBC en 2004.
Une fois le pli pris, difficile de freiner. Tandis que le syndrome K continuait de tenir la police militaire allemande à distance, tout l’hôpital Fatebenefratelli continua sa transformation progressive en maquis urbain. Une radio ne tarda pas à être installée dans ses sous-sols pour entrer en contact avec les partisans républicains et le commandement Allié qui grignotait petit à petit la partie de l’Italie encore contrôlée par les Allemands, au prix de durs combats.
De plus en plus de «malades» furent admis à l’hôpital au milieu des vrais patients, au nez et à la barbe d’autorités allemandes qui n’étaient pourtant pas tombées de la dernière pluie. Juifs Italiens, opposants politiques… Peu importe : sur les documents administratifs figurait immanquablement la mention «Syndrome K». Même logique sur les faux certificats de décès signés lorsqu’on avait enfin pu trouver un moyen d’exfiltrer les réfugiés ; tous pointaient un même motif de décès : «morbo di K». Cette initiale, on la doit à l’esprit un tantinet farceur d’un autre des médecins impliqués dans l’histoire, le docteur et activiste antifasciste Adriano Ossicini. «Le syndrome K sur les dossiers des patients permettaient d’indiquer que la personne malade n'était pas du tout malade, mais juive. Le syndrome K était une manière de dire : "j'admets un juif" comme s’il s’agissait d’un malade alors qu’ils étaient tous en bonne santé», expliquait encore le docteur Ossicini en 2016, à 96 ans bien sonnés.
Combien de faux malades furent ainsi épargnés ? Le temps passant, impossible de le savoir précisément mais l’historien australien de l’Holocauste Paul R. Bartrop estime qu’une bonne centaine de personnes furent sauvées entre octobre 1943 et la libération de Rome, début juin 1944. Une centaine de vies épargnées grâce à une ruse improvisée en quelques heures par une poignée de médecins et de religieux4 qui n’avaient pas leur courage dans la poche.
Mort en 1961, Giovanni Borromeo a été reconnu «Juste parmi les nations» en 2004 par le mémorial de Yad Vashem, chargé entre autres de saluer la mémoire de ceux qui, non juifs, contribuèrent à sauver des Juifs pendant la seconde guerre mondiale. En juin 2016, c’est l’hôpital Fatebenefratelli en tant que tel qui a été honoré par la fondation américaine Raoul Wallenberg, dont l'objectif est de rendre hommage aux actes héroïques accomplis pendant la guerre.
Notes :
1- Oui ça va, ça va, on sait qu’il est mort mais on peut encore rêver à notre jeunesse enfuie, oui ? Merci.
2- Littéralement « faites le Bien, mes frères ».
3- Si le massacre des Fosses Ardéatines - 335 civils abattus en guise de représailles suite à une action de la résistance italienne - ne vous dit rien, ne cherchez plus le responsable : c’est Kappler.
4- Aux noms de Borromeo, Ossicini et Sacerdoti, il faut encore ajouter celui du supérieur religieux de la communauté, le frère polonais Maurizio Bialek, lui-même engagé dans les mouvements antifascistes. Sans ces trois hommes et sans le soutien de leurs équipes, rien n’aurait été possible.