Margot Chevrier nous a accordé cet entretien quelques heures avant de boucler ses valises pour rejoindre la ville d’Eugene, en Oregon, où se déroulent du 15 au 24 juillet les Championnats du monde d’athlétisme. À 22 ans, elle enchaîne des performances de niveau international en saut à la perche, tout en poursuivant sa quatrième année de médecine. Dans sa ligne de mire, les Jeux olympiques à Paris en 2024 puis ceux de 2028 et 2032. Mais aussi un projet professionnel déjà mûrement réfléchi, entre médecine du sport et gynécologie-obstétrique.
Si on a réussi la première année de médecine, c’est qu’on a déjà une méthode de travail efficace. Jusqu’à la fin de la troisième année, je n'ai pas eu besoin de demander un aménagement de mon cursus. Mais depuis que je suis externe, c’est différent. Je ne voulais pas courir le risque de passer à côté à la fois de mes études et de ma carrière sportive. J’ai donc choisi de valider seulement un semestre par an. Cela étonne beaucoup d’étudiants qui trouvent que notre cursus est déjà interminable.
Pour moi il n’y a aucun doute : les études peuvent attendre, contrairement à mon parcours d’athlète de haut niveau. Mon externat durera six ans, et alors ? Entre temps j'aurais participé à des Championnats du Monde, probablement des Jeux Olympiques… Il y a pire ! Certaines personnes peinent à se trouver une passion dans toute une vie, moi j’ai la chance à 22 ans d’en avoir deux, le sport de haut niveau et la médecine. C'est une chance dont je veux profiter.
J’ai demandé à ce que mes partiels soient toujours en juin, afin de pouvoir travailler régulièrement en amont et d’éviter les coups de bourre. Pour les stages, par contre, je ne souhaite pas d’aménagement. Pour moi ce sont les temps forts de mes études, et j'apprends bien mieux les cours théoriques si je les relie à la pratique. Jusqu’à présent, j’ai toujours réussi à m'arranger au coup par coup, selon mes contraintes sportives, pour décaler un stage si besoin. Les chefs de service voient d’un bon œil mon projet sportif et sont arrangeants.
Concrètement, je validerai mon premier semestre de cinquième année en 2023, et le second en 2024. Pour les six mois précédant les JO à Paris je pense pouvoir décaler les stages pour me consacrer à l'entraînement. En 2025-2026 je n'aurai plus de grosse échéance sportive donc je pourrai préparer l'internat sereinement. À Los Angeles, aux JO de 2028, je serai dans mes premières années d'internat donc avec un peu moins de pression par rapport aux études.
Je crois que j'ai toujours voulu faire ça, travailler dans le domaine de la santé. Peut-être parce que je suivais ma grand-mère infirmière, quand j’étais petite. À l’école, ça a toujours été très important pour moi de savoir ce que je ferai plus tard. Je retournais ça dans tous les sens, et finalement il n’y avait que les métiers de la santé qui m'intéressaient. Arrivée au lycée, mon dossier scolaire m’ouvrait toutes les portes. Je les refermais une par une, à chaque fois je me disais «À quoi ça sert d'être ingénieur ? À quoi ça sert d'être... ». Maintenant, quand je suis au CHU et que je regarde autour de moi, je sais que j’ai trouvé ma place.
Très. Sébastien est avant-tout un entraîneur à la fois fin et très rigoureux. Il m'accompagne quasiment depuis mon premier saut – il y a sept ans – et trouve toujours un moyen pour me faire comprendre ou ressentir ce qui me permettra de progresser.
Il n’est pas salarié par la Fédération Française d'Athlétisme, mais travaille comme infirmier dans un service d’hospitalisation à domicile. Récemment, j’étais en stage en soins palliatifs. Quand j'arrivais à l'entraînement, il voyait tout de suite sur mon visage si la journée avait été dure. Lui aussi accompagne des patients en fin de vie. On se comprend. Dans ces cas-là, si l’un de nous en a besoin, on prend trente minutes, on crée notre bulle, on discute, et après on peut se mettre à fond dans la séance.
C’est une spécialité dans laquelle on trouve en milieu hospitalier à la fois un côté «urgence» et la prise en charge médico-chirurgicale. Cela m’attire beaucoup. En deuxième partie de carrière, il y a aussi la possibilité de s’installer comme gynécologue médicale. Je trouve cette souplesse intéressante.
Le hic, c’est que l’internat de gynéco-obstétrique dure six ans et implique des gardes très fréquentes. Les internes déclarent travailler jusqu’à 90 heures par semaine. C’est totalement inconciliable avec l'entraînement d’un sportif de haut niveau. Un chef de service du CHU de Nice m’a déjà proposé des aménagements, mais je pense que ce serait trop compliqué.
Sauf coup de foudre d’ici là pour une autre spécialité, je m’orienterai vers la médecine générale. Il y a des stages avec de fortes contraintes, comme celui aux Urgences, mais aussi des périodes en cabinet donc avec plus de flexibilité. Par contre, je prévois déjà de pousser ma formation en gynécologie – en passant des DU – ainsi qu'en médecine du sport. Qui sait, peut-être que dans trente ans je travaillerai comme médecin pour la Fédération ?
On commence, enfin, à parler de ce sujet.1 Pour une sportive de haut niveau, un projet de grossesse est un casse-tête sans nom. L’idée qui prédomine, et qui me hérisse, se résume ainsi : «La carrière sportive d’abord, les enfants après.» Dans les disciplines où on performe très jeune, à 20-24 ans, ça peut s’entendre. Dans la mienne, beaucoup moins. Une perchiste doit-elle attendre d’avoir 34 ans pour envisager une grossesse ?
L’histoire de Ninon [Chapelle, sauteuse à la perche, 27 ans] a mis un coup de projecteur sur cette réalité. Pendant le premier confinement, elle a décidé avec son mari d’avoir un enfant. Bien que théoriquement qualifiée pour les JO de Tokyo, au vu des minimas réalisés avant la grossesse, elle n’a finalement pas été sélectionnée car ces JO ont finalement eu lieu cinq mois après son accouchement. Elle revient fort en ce moment, mais l’impact de la grossesse sur sa carrière est indéniable.
De même que je ne vois pas pourquoi j’aurais dû choisir entre mes études et ma carrière sportive, je ne comprends pas pourquoi les athlètes devraient différer leur désir d’enfant. Quand elles le font, leur frustration est forte. C’est un sujet dont on parle peu. Concrètement, une athlète qui a un projet de grossesse doit déjà la programmer en fonction de ses échéances sportives, parce que quand vous vous entraînez depuis dix ans, que vous avez déjà tant sacrifié, renoncer à une olympiade est un choix douloureux.
Ensuite, revenir au haut niveau après la grossesse est une épreuve. Le corps a changé, de manière temporaire – sur le plan hormonal par exemple – mais aussi définitive. La structure osseuse n'est plus la même. La statique pelvienne et le périné ont été malmenés pendant la grossesse et l'accouchement, or ces zones sont très sollicitées dans les sports qui comportent des courses intenses ou des impulsions. Apprivoiser ce nouveau corps, cela demande beaucoup de patience et de ressources mentales. C’est long, on doute, on n’arrive plus à faire ce qui semblait facile avant. L’équipe qui vous entoure a un rôle crucial, c’est elle qui vous empêche, ou pas, de baisser les bras.
La grossesse est un sujet que j’aborde souvent avec d’autres athlètes. En ce moment, durant la phase préparatoire aux Championnats du monde, je partage une chambre avec Ninon et Mélina [Robert-Michon, lancer de disque, 42 ans] qui est aussi maman. Je recueille beaucoup d’infos sur leur ressenti. C’est précieux en tant que femme mais aussi que future médecin.
Quel que soit mon futur cursus, je voudrais d’abord faire ma thèse sur un sujet qui croise la médecine du sport et la gynécologie. Ensuite, je projette de créer une structure pour accompagner les sportives de haut niveau sur le plan gynéco-obstétrique. Cela n’existe pas. Après leur grossesse, ces sportives essaient tel ou tel protocole, de manière individuelle. Mais ce domaine ne bénéficie pas de travaux de recherche d’envergure, et les prises en charge sont insuffisamment structurées.
Chez une sportive de haut niveau, il faudrait peut-être concevoir différemment le recours à la césarienne, en cas de naissance par le siège par exemple. Ou encore réfléchir à des programmes spécifiques post-accouchement, en fonction du sport pratiqué. Pour préserver son périné, une nageuse n’a pas les mêmes besoins qu’une spécialiste d’un sport d’impact.
La réflexion doit aussi porter en amont, sur la préparation physique. Lorsque Ninon m’a expliqué sa technique de renforcement abdominal pré-grossesse, qui associe mouvement et respiration, je me suis rendue compte que j’avais été mal «éduquée» sur la manière de faire des abdos. Avec à terme un risque de retentissement sur le plan gynécologique.
Plus généralement, je crois que le suivi gynécologique des sportives de haut niveau devrait être plus systématique, y compris chez les juniors, et réalisé par des médecins spécifiquement formés. Ces sportives ont entre 15 et 35 ans, donc une multitude de questions à poser sur tel ou tel aspect de leur entraînement qui concerne l’appareil génital.
J’ai évoqué le cas précis des sportives de haut niveau. Mais pour moi il est évident que l’amélioration du suivi post-grossesse doit concerner toutes les femmes, qu’elles soient très sportives, un peu, ou bien que leur activité physique soit limitée. Des fuites urinaires à l’effort par exemple dégraderont de la même manière leur qualité de vie. Les sage-femmes ont énormément travaillé pour améliorer cela, mais je suis effarée de constater que ces troubles urinaires restent généralement tabous, voire sont considérés comme normaux après un accouchement. Nous, médecins et futurs médecins, avons encore beaucoup à apprendre et à transmettre dans ce domaine.
C’est simple : on distingue les compétitions en salle, “indoor” et en extérieur, “outdoor”. En salle, les conditions ne varient jamais. Si on est en forme, le résultat suit. À l'extérieur, c’est beaucoup plus subtil. Des conditions comme la température ou le vent changent en permanence, d’un concours à l’autre mais aussi pendant un même concours. Les records sont donc homologués de manière distincte. Pour nous, un record en extérieur a plus de valeur car c’est là qu’on montre notre finesse, notre capacité à nous adapter en permanence à ces conditions changeantes. Mon record actuel en extérieur est à 4,70m, celui en salle est à 4,63m [records du monde : ext 5,06m / salle 5,02m].
Le temps fort dans notre sport, c’est les Jeux Olympiques. Ils se déroulent en extérieur. Les Championnats du monde et d’Europe se déroulent tous les deux ans, en alternance. À chaque fois, il y a une version indoor, l’hiver, et une version outdoor l’été. Ce calendrier a été bousculé par le Covid-19 : les deux compétitions ont lieu exceptionnellement en 2022. Là, je suis en Oregon pour les Championnats du monde, et en août j’enchainerai avec les Championnats d'Europe à Munich.
Pour participer à ces compétitions, il faut faire partie des trois athlètes sélectionnées par la Fédération française d’Athlétisme et réaliser des minimas, c'est-à-dire atteindre une certaine hauteur dans les douze mois qui précèdent le Championnat. Mon ticket pour les Championnats du monde, je l’ai validé quand j'ai sauté 4,70m au meeting de Salon de Provence le 13 juin. Cette performance me place dans un Top 5 ou Top 10 mondial, selon les résultats des concurrentes. Elle peut aussi suffire pour une médaille.
Condition physique, technique, mental, expérience. La condition physique, ça se travaille. Beaucoup de perchistes ont pratiqué auparavant des sports comme la gymnastique. Ils ont déjà des qualités athlétiques. Ce n’était pas mon cas : j’ai tenté la gym quand j’avais cinq ans mais j’ai été virée car j’en faisais un peu trop à ma tête. Quand j’ai commencé l’athlétisme à douze ans, puis la perche à quinze, je n’étais pas du tout musclée.
La technique, ça s’apprend. Dans ce domaine, j’ai encore une belle marge de progression. La performance qui m’a fait entrer dans la cour des «grandes», parce qu’elle correspond à un très bon niveau national, c’était un saut à 4,25m. Techniquement, ce saut-là n’était vraiment pas terrible. Mais j’ai eu un déclic, j’ai compris deux-trois trucs, et dans la foulée j’ai atteint 4,50m puis 4,70m peu après.
Ces 4m25, je les avais atteints grâce au mental. Pour moi c’est la clef, et c’est quelque chose qui ne se travaille pas vraiment. Tu l’as ou pas. L'atout d’un perchiste, c’est ce grain de folie, ce moment où tu dépasses ta peur, où tu te dis : «OK, j’y vais, je rentre dedans.» C’est ça qui fait que tu n’hésiteras pas à changer de perche ou à modifier la position des mains pour donner plus de levier. Ce mental, je l’ai toujours eu. Autant la gym n’était pas mon truc, autant j’ai adoré faire des sports de combat et de l’escalade avant de choisir l’athlétisme.
Le dernier facteur, c’est l’expérience. Il faut des années pour intégrer l'influence d’un léger vent, qu’il soit de face, latéral ou de dos sur la qualité du saut. C’est pour ça que les perchistes atteignent leur plein potentiel plus tard que d’autres athlètes, vers 29-30 ans. C’est aussi de là que Renaud Lavillenie tire sa force : il a commencé très tôt donc engrangé énormément d'expérience. Quand un perchiste déclare, après un championnat, qu’il a beaucoup appris, ce n’est pas une façon de se dédouaner par rapport à ses résultats. Cette expérience, elle paiera plus tard. Pour ma part, je devrais atteindre la pleine maturité sportive en 2028, pour les JO de Los Angeles. Ces Jeux – et pourquoi pas ceux de 2032 – sont mes objectifs principaux.
Théoriquement oui. Les minimas sont les mêmes que pour le Championnat du monde, 4,70m, et depuis deux ans je suis la perchiste française qui a les meilleures performances. Pour aller aux JO, il faudra simplement que je franchisse de nouveau 4,70 l'année précédente, donc à partir de juillet 2023. Vu ma progression en ce moment, j’espère y parvenir. Deux scénarios pourraient me priver de ces Jeux : une blessure, ou un afflux soudain de perchistes françaises qui enchaîneraient des performances extraordinaires. Ce qui en soi serait positif pour notre sport, mais est peu probable à cause du «ranking».
Ce système de ranking entre en jeu pour la sélection des athlètes : la moyenne de leurs cinq meilleures performances est pondérée par des points qui varient selon l’importance de la compétition où elles ont été réalisées. Une belle performance en Championnat du monde rapporte beaucoup plus que la même performance dans un meeting peu connu. Pour les perchistes émergentes, c’est laborieux pour monter dans le classement. A contrario, une perchiste bien classée au ranking peut difficilement dégringoler.
En ce moment, ma progression est assez spectaculaire. Mon record grimpe de 10 à 20 centimètres à chaque saison. Cela étonne mon entraîneur car normalement j’aurais dû déjà atteindre une phase de plateau. Le plus important, c’est qu’en ce moment j'apprends énormément et vite, que ce soit à l'entraînement ou en compétition.
(Propos recueillis par Benoît Blanquart)
(Mise à jour 25 juillet 2022)
Finaliste aux Championnats du monde d'athlétisme à Eugene, Margot Chevrier sera présente aux Championnats d'Europe qui se dérouleront à Munich du 15 au 21 août 2022.
Suite à une énième panne de voiture, qui l’a empêchée d’aller en stage au CHU puis de s’entraîner, Margot Chevrier a lancé un appel sur LinkedIn il y a deux mois pour trouver des partenaires prêts à la soutenir.
Dans la foulée, elle a lancé la campagne de financement participatif Un Saut vers Paris qui est ouverte pour quelques jours encore. Les fonds récoltés lui permettront de financer l’achat des perches, sa préparation physique et mentale ainsi que ses déplacements – et ceux de son entraîneur – pour les stages et compétitions. Tous ces frais sont pour l’instant à sa charge.
Note :
1- Le 18 février 2022, le ministère des Sports a publié un guide Sport de haut niveau et maternité