«Guérir parfois, soulager souvent, écouter toujours». Voici ce que doit être, et rester, le rôle du soignant. Mais la baisse des effectifs dans les hôpitaux européens, combinée à l’augmentation de leurs obligations administratives, affectent le contact avec les malades. Cette polyvalence non choisie crée une charge mentale bien décrite, responsable du «syndrome d’épuisement professionnel des soignants».1
L’hôpital public souffre et l’impact sur la qualité de la prise en charge des patients est indéniable. La charge mentale des soignants est pointée du doigt. L’une des causes identifiées – même chez les soignants qui ne sont pas «technophobes» – découle de l’informatisation du dossier patient.2
Initiée dans les années 2000, cette avancée technologique devait faire gagner du temps aux soignants, pour qu’ils se recentrent sur la dimension humaine du soin. C’est raté. Vingt ans plus tard, les infirmières ne font plus le tour avec les médecins car elles doivent saisir les constantes dans l’ordinateur et tracer les soins. Les médecins passent des heures à informatiser l'examen clinique et générer des courriers.
Si l'informatisation s'est révélée aussi chronophage, c’est avant-tout parce qu'elle fut pensée sans l’expertise des principaux utilisateurs. La leçon a porté. Désormais les entreprises et start-up du secteur travaillent main dans la main avec les professionnels de santé (comme le projet PariSanté campus3 ou le Digital Medical Hub4) afin d’améliorer leur quotidien.
Des intelligences artificielles (IA) et des logiciels pensés par leurs futurs utilisateurs sont désormais capables d’optimiser le flux des soins et d’améliorer la productivité des médecins, tout en minimisant le risque d’erreurs humaines. Les coûts financiers sont aussi mieux maîtrisés. 5-7
En Europe, on estime qu’environ 9 hôpitaux sur 10 sont utilisateurs réguliers d’une ou plusieurs solution d’IA dans 4 domaines importants: l’informatisation des données, la logistique, le diagnostic et les soins.8
Les nouvelles générations de médecins s’impliquent dans le développement d’outils numériques, dès lors qu’ils respectent 4 piliers : utilité, simplicité, adaptabilité, applicabilité.9
L’utilisation de la reconnaissance vocale dans les hôpitaux est une première avancée majeure. Plusieurs études se sont penchés sur l’avantage de ces solutions10,11 , qui s’avèrent n’être pas aussi fiables qu’une retranscription par une secrétaire humaine. Néanmoins, grâce au deep learning, ces IA «apprennent» en permanence et l’algorithme s’adapte peu à peu à la voix et s’autocorrige.
Autre domaine ou l’IA s’implante et se développe, c’est celui des dossiers médicaux. Pour faciliter l’utilisation d’Orbis, son fastidieux et controversé Dossier Patient Informatisé, l’AP-HP a fait appel à Watson, un logiciel d’IBM. L’IA analyse ce qui se passe sur l’écran de l’utilisateur, peut lui faire des recommandations ou intervenir sous forme de chatbot.12
Cet «agent intelligent» guide l’utilisateur, à sa demande, en lui indiquant pas à pas le déroulé d’une procédure. Mais il peut aussi apparaître de lui-même pour signaler une erreur ou un oubli de saisie, qui pourrait par exemple mettre en jeu la sécurité du patient.
Enfin, la réduction de la charge mentale – notamment celle des paramédicaux – passe aussi par une aide dans la logistique. L’hôpital turc Bayındır, à Ankara, ou encore celui d’Odense, au Danemark, disposent d’IA pour prendre en charge les systèmes d'inventaire multi-sites. Ces IA supervisent la gestion des stocks et des commandes, la répartition des transports humains et matériels et … la programmation des salles d'opérations.
En se basant sur la planification des blocs chirurgicaux pour déclencher l'achat du matériel périopératoire, l’IA réduit les coûts d'inventaire et améliore l'efficacité opérationnelle.7 Ces IA programment et attribuent des tâches aux robots logistiques mais aussi aux employés.
La population des plus de 80 ans dans l'Union européenne va doubler, passant de 6,1% en 2020 à 12,5% en 2060. Autant dire que les besoins hospitaliers vont s’accroître, donc la nécessité de mieux répartir l’occupation des lits d’hôpitaux.
La demande de soins est une variable inconstante, dépendante de la saisonnalité (notamment pour les zones touristiques) et de la situation géographique d’un hôpital. La gestion de ce flux de patients peut s’affiner grâce à l’IA. Calyps, algorithme utilisé depuis 2021 au CH de Valenciennes13 permet de prédire les flux de patients une semaine à l’avance. Si l’on ramène ce délai à 48 heures, la fiabilité atteint 95%.
Avec l’essor des «wearables» (montres ou vêtements connectées), donc du recueil systématisé de données de santé, la télésurveillance devrait rapidement prendre son envol. Là aussi, les IA sont déjà capables d’interpréter ce flux de données. C’est le cas de Chronolife 14 et son gilet de suivi des paramètres vitaux.
Des algorithmes comme Hillo 15 équipent par ailleurs les services d’endocrinologie, pour suivre à distance les patients diabétiques. Les patients en décompensation ne viennent plus qu’un ou deux jours à l’hôpital, le reste de l’adaptation de l’insuline se faisant à domicile grâce à l’algorithme. Autant de lits sont libérés.
À Bolzane, en Italie, une IA s’occupe de la surveillance des patients atteints de diabète et de rhumatismes : l’algorithme programme les différents tests de laboratoire, examens médicaux et hospitalisations. Le temps d'attente pour accéder aux ressources médicales est réduit, ce qui a un impact considérable en termes de prévention des complications et de ré-hospitalisations.7
L’utilisation d’IA d’aide au diagnostic dans les laboratoires d’analyses médicales, centres de radiologie et d’anatomie pathologique devraient aussi faire chuter le temps d’attente avant l’obtention des résultats. Ce qui réduira l’errance diagnostique.16
En 1950, on estimait que le temps de doublement des connaissances médicales serait de 50 ans. Chiffre ramené à 7 ans en 1980, puis à 3,5 ans en 2010. Depuis 2020, on évalue ce délai à … 73 jours.17 Notre cerveau a du mal à suivre !
La première application commerciale de l’IA Watson, Watson for Oncology, fut axée sur la conception de traitements personnalisés pour les patients atteints de cancers. L’IA compare les informations d’un patient spécifique à une vaste base de données, mise à jour chaque semaine, qui comprend des millions de pages de littérature médicale (revues médicales, recommandations, essais cliniques, données issues de dossiers médicaux électroniques, historique des traitements de patients similaires, etc.). À chaque nouveau patient Watson améliore sa précision.18 C’est une aide plus que précieuse pour définir un plan de traitement personnalisé.
Les exemples de partenariats entre le public et le privé sont nombreux. Faut-il craindre une mise sous tutelle de l’hôpital public par des entreprises ou des start-up ? En fait, l’informatisation des données patients permet de créer des entrepôts de données au sein même des hôpitaux publics, données capables ensuite d’entraîner les algorithmes propres à certains hôpitaux.
C’est le cas à Berne, en Suisse, où une IA aide la prise de décision obstétricale pendant l’accouchement. La seule lecture de l’électrocardiotocographie suffit pour savoir s’il faut opter pour une césarienne. À Kuopio, en Finlande, c’est la lecture des angioscanners par une IA qui permet de prédire les patients à risque de maladies coronariennes. IA qui définit aussi la meilleure stratégie de prise en charge.7
Au cours des 20 dernières années, l’hôpital public a profondément changé de visage en Europe. Malgré une volonté indéniable de se tourner vers le numérique, nombre de tentatives d’informatisation se sont révélées infructueuses voire délétères.
Face au manque chronique de personnels et à la vague d’épuisement professionnel, l’IA est une seconde chance pour l’hôpital public. Pour la saisir, les soignants devront dépasser à la fois le choc culturel consistant à travailler avec le secteur privé, et l’appréhension légitime face à de nouvelles technologies. Quant à savoir si l’IA peut à elle seule restaurer l’attractivité de l’hôpital public… Ce serait un sacré pari et les études médico-économiques dans le domaine sont encore rares et contradictoires.
Références :
1 - AFSOS - Association Francophone des Soins Oncologiques de Support - 2014 - https://www.afsos.org/fiche-referentiel/syndrome-depuisement-professionnel-soignants-seps/#:~:text=I%20%2D%20 Qu'est%2 Dce,maladie%20 mais%20un%20 syndrome%20 transitoire.
2 - Morquin D, Résistance légitime sans technophobie?: analyse des impacts de l’informatisation du dossier du patient sur le cœur du métier médical. Revue de Médecine interne, 2020
3 - https://parisantecampus.fr/
4 - https://www.linkedin.com/company/dmh75/
5 - Yu K-H, Beam AL, Kohane IS. Artificial intelligence in healthcare. Nat Biomed Eng. 2018 (10):719–31.
6 - American Medical Association – 3 ways medical AI can improve workflow for physicians
7 - Weng SF, Vaz L, Qureshi N, Kai J. Prediction of premature all-cause mortality: A prospective general population cohort study comparing machine-learning and standard epidemiological approaches. PLOS ONE. 2019;14(3):e0214365.
8 - Klumpp M, Hintze M, Immonen M, Ródenas-Rigla F, et al. Artificial Intelligence for Hospital Health Care: Application Cases and Answers to Challenges in European Hospitals. Healthcare (Basel). 2021 Jul 29;9(8):961.
9 - CNOM Conseil National de l’Ordre des médecins - Santé : la révolution numérique - 2022
10 - Latif S, Qadir J, Qayyum A, Usama M, Younis S. Speech Technology for Healthcare: Opportunities, Challenges, and State of the Art. IEEE Rev Biomed Eng. 2021;14:342–56.
11- Poder TG, Fisette J-F, Déry V. Speech Recognition for Medical Dictation: Overview in Quebec and Systematic Review. J Med Syst. 2018 Apr 3;42(5):89.
12 - LeMagIt - AP-HP mise sur Watson pour faire avaler la pilule ORBIS à son personnel - 2020
13 - Centre hospitalier de Valenciennes - 2020 - https://www.calyps.ch/fr/data-science-by-calyps-temoignage-du-centre-hospitalier-de-valenciennes/
14 - ChronoLife - 2022 https://www.chronolife.net/telesurveillance-patients/?lang=fr
15 - Hillo - 2021 - https://experiences.microsoft.fr/articles/intelligence-artificielle/hillo-ia-predire-variations-glycemie/
16 - SIH Solutions - 2021 - https://www.sih-solutions.fr/la-digitalisation-des-lames-danatomie-pathologique/
17 - Ensen P. Challenges and Opportunities Facing Medical Education. Trans Am Clin Climatol Assoc. 2011;122:48–58.
18 - Sun TQ, Medaglia R. Mapping the challenges of Artificial Intelligence in the public sector: Evidence from public healthcare. Gov Inf Q. 2019 Apr 1;36(2):368–83.