La guerre de publications et de communication autour d’un éventuel traitement contre la Covid-19 a remis sur le devant de la scène les débats autour de l’evidence-based medicine (EBM), ou médecine basée sur les preuves. Pour ses détracteurs, elle est une médecine froide et déshumanisée.
«Vous ne pouvez pas transformer les malades en objet de recherche». Ces propos du Pr Raoult sont un bel exemple des raccourcis qui font passer l’EBM pour une médecine de laboratoire. La question divise régulièrement la communauté médicale, comme on l’a vu en 2018 à propos du déremboursement de l’homéopathie. Ces dernières semaines, les débats sur l’hydroxychloroquine (HCQ) ont porté le clivage à son apogée. Vu de loin, les positions semblent figées : les partisans d’un certain empirisme («Ça marche sur mes patients.») s’opposent à ceux de l’EBM («J’applique ce que préconise l'étude X randomisée en double aveugle.»).
Est-ce si simple ? Pas si sûr. «L’EBM pâtit d’une méconnaissance, ou d’une présentation biaisée, et elle est perçue comme froide.» déplore le Dr Florian Zores, cardiologue. «Certains médecins, étudiants en médecine ou patients se contentent de la traduction littérale et pensent que l’on ne fait qu’appliquer les résultats des études. Ils oublient les deux autres composantes essentielles de l’EBM : l'expertise clinique et la participation du patient au choix de son traitement.»
Cette mauvaise compréhension par nombre de ses pairs amène le Dr Franck Clarot, radiologue, à prendre quelques distances avec l’EBM : «Je ne me mouille jamais trop, je ne me présente pas comme un pur EBM.» Il se dit par ailleurs très attaché à la valeur de la parole du patient, et à la nécessaire humilité du médecin : «C’est très présomptueux de penser que l’on sait tout sur tout et qu’on a les moyens de faire tous les diagnostics. Cela revient à nier la souffrance des gens.» Même pour ses partisans la composante «Recherche» de l'EBM semble prendre naturellement le pas sur le patient et l'expertise clinique, au risque de les occulter. Pour le Dr Clarot, l’EBM «permet surtout de recadrer des demandes un peu farfelues, inutiles ou irréalistes de la part des patients».
La perception erronée de la place accordée au patient - il serait dépossédé de son consentement éclairé - est un argument de poids pour les détracteurs de l’EBM. Les homéopathes l’avaient déjà largement utilisé dans les médias. Récemment, il a été repris par les médecins de ville qui souhaitaient prescrire de l’hydroxychloroquine (HCQ) à leurs patients Covid-19, à juste titre angoissés.
Florian Zores balaie cet argument. Au contraire, il considère que l’EBM est un outil d’empowerment des patients : «J’explique toujours la prise en charge au patient. S’il y a une décision thérapeutique à prendre, je lui fais part de ce que l’on sait, et des différentes options. Ainsi, en parallèle avec l’éducation thérapeutique, la présentation de données factuelles permet au patient d’exercer son consentement éclairé. En outre, c’est un moyen d’améliorer l’observance au traitement : on prend mieux un médicament quand on comprend pourquoi c’est important.»
L’EBM aurait-elle mauvaise presse du fait d’une perception trop littérale, la réduisant à une médecine de laboratoire ? C’est possible. «Je pense que des médecins se sont radicalisés sur l’EBM.» avance Franck Clarot. «Il y a parfois des difficultés à se remettre en question - comme on l’a vu avec la publication aujourd’hui rétractée du Lancet sur l’HCQ. Pourtant, faire preuve d’esprit critique, c’est aussi savoir revenir sur ce que l‘on a pu dire ou croire.» Ériger la médecine en une science nécessairement exacte, c’est aussi se priver de possibilités thérapeutiques. «Il arrive que l’on propose des alternatives non-EBM si elles ne sont pas dangereuses tout en expliquant que ce n’est pas ce qui se fait normalement.» reconnait le radiologue.
Pour Florian Zores, les médecins détracteurs de l’EBM souffrent parfois d’un manque de formation. L’enseignement de la lecture critique des articles n'est apparu dans le cursus médical qu'au début des années 2000. Autre difficulté, le «manque de compréhension des intérêts et des enjeux» de l’EBM par des médecins dont certains sont par ailleurs «biberonnés par les laboratoires» qui les abreuvent de documentations. Pourquoi s’imposer une mise à jour régulière sur l’état de l’art, quand les labos fournissent des brochures pour étayer les prescriptions ?
L’âge des praticiens entre-t-il en jeu ? Le Dr Zores ne l’écarte pas. Outre l’éventuel manque de formation pour les médecins les plus âgés, «certains souffrent d’un biais d’âge sur la maladie». Eux-mêmes plus vulnérables face au Covid-19, ils auraient davantage de difficultés à accepter le temps long de la recherche et l’attente des essais contrôlés randomisés. Les attaques envers l’EBM, depuis son essor Outre-Atlantique dans les années 90, se sont concentrées sur deux aspects - outre la supposée négation du rôle du patient. Elle est blâmée pour vouloir transformer la médecine, qui d'un art deviendrait une science. Elle est accusée de reléguer l’expérience et l’expertise clinique du médecin. L’EBM écornerait-elle au passage l’image du «sachant» indéboulonnable, figure tutélaire d’une médecine patriarcale ?
Ce schéma a été publié dans deux publications du Dr Taïeb :
- Evidence-based Medicine: Towards Evidence-Based Radiology (2001)
- Une série d'articles parus dans Médecine (2005)