Migrants, personnes sans domicile fixe, patients en grande précarité, personnes atteintes de troubles mentaux… L’attitude des médecins face aux inégalités sociales de santé est un de mes sujets de prédilection. Quelle que soit la bonne volonté du médecin, il oscille face à ces patients entre incompréhension et une certaine impuissance.
Comment suivre efficacement des personnes qui parfois n’ont même pas de logement, tendent à répondre moins bien aux soins, et sont globalement moins reconnaissants ? Au final, ces prises en charge ne sont pas toujours gratifiantes. Le corollaire, c’est la difficulté à trouver des médecins prêts à s’installer dans certains déserts médicaux – que ce soit en zone rurale ou en ville dans des zones sensibles.
J’ai déjà travaillé sur la question de l’empathie chez les futurs médecins, et la manière dont elle évolue au fil des études. Récemment nous avons publié une étude1 portant spécifiquement sur le ressenti des étudiants envers les personnes précaires, que les anglo-saxons nomment «underserved».
Certaines études montrent que l'enseignement médical lui-même tend à dégrader les attitudes a priori positives des étudiants. Nous voulions comprendre pourquoi, afin de mettre en place des outils pédagogiques pour lutter contre cette «déformation».
Nous avons donc effectué une méta-analyse de la littérature, soit 55 études, toutes anglo-saxonnes et essentiellement américaines (45/55). La réflexion sur la pédagogie médicale est un domaine dans lequel les anglo-saxons sont très avancés. En France, aucune étude de ce type n’a été réalisée, mais je pense que les résultats sont en grande partie transposables.
Ces études incluaient au total 110.000 étudiants en médecine. Nous avons observé un déclin significatif de leur attitude à l'égard des underserved, tout au long de leurs études, et plus fortement après la quatrième année. Voici nos conclusions quant à quelques idées reçues.
On pourrait penser qu’à 20 ans on a naturellement plus envie de s’engager socialement, de soigner des personnes précaires, et que cela s'estompe naturellement par la suite. Des études ont comparé le cursus médical avec d’autres, celui des pharmaciens par exemple. Elles montrent que le déclin de l’empathie envers les précaires est spécifique aux études de médecine. L’âge de l’étudiant ou sa maturation ne semblent pas entrer en compte.
Dans l’étude, les attitudes plus favorables des étudiants en médecine envers les personnes défavorisées étaient significativement associées au sexe féminin. C’est probablement culturel : les filles sont encore très largement éduquées au «prendre soin», ce qui tend à les orienter par exemple vers des professions du «care», telles qu’infirmières ou assistantes sociales. Cela se retrouve – j’y reviendrai – dans le module que je propose aux étudiants. Il y a une surreprésentation féminine, 90 à 95% de femmes, alors que le ratio devrait être de 60/40 voire 70/30.
Cet intérêt plus important des femmes pour la responsabilité sociale est une bonne nouvelle au vu de la féminisation des études médicales, mais ne doit pas faire perdre de vue que l’ensemble des étudiants doit porter cet intérêt de son identité professionnelle.
L’origine sociale des étudiants est un facteur pertinent. Le fait d'être issu d'une communauté défavorisée ou d'une minorité ethnique semble prédisposer à éprouver une plus forte empathie envers les personnes de même origine sociale. Pourquoi ne pas recruter davantage d’étudiants dans ces milieux, afin de disposer de médecins prêts à travailler dans les territoires défavorisés ?
D’abord, parce que c’est très discutable d’un point de vue éthique : cela reviendrait à sélectionner des étudiants issus de milieux précaires pour leur dire ensuite « Retourne d’où tu viens». Ensuite, certaines études ont montré soit que cela ne fonctionne pas, soit que cela est efficace à condition que cette sélection soit associée à un programme consacré à la responsabilité sociale. Enfin, il y aussi des étudiants très favorisés qui en début de cursus s'intéressent fortement aux populations précaires.
Je pense que la solution ne passe pas par une sélection sociale à l’entrée des études en médecine, bien que la diversification des profils socioéconomiques des étudiants en médecine soit un objectif important. Il s’agit avant tout de cultiver et renforcer chez tous les étudiants leurs attitudes positives. Comment ? En les mettant le plus tôt possible au contact de ces populations, afin de les préserver de l’influence parfois négative de certains seniors qu’ils rencontreront lors des stages.
Une idée préconçue est que l’empathie, comme tous les savoir-être, viendrait naturellement en stage, donc qu’il n’est pas utile de l’enseigner. Or il semble qu’au contraire durant ces stages les attitudes négatives de certains seniors déteignent sur les étudiants. D’après notre étude, une explication au déclin de l’empathie est donc à chercher du côté des «modèles de rôles».
Ce phénomène désigne le fait que tout étudiant s’identifie à certains médecins. C’est comme cela qu'ils et elles se composent l'identité professionnelle qui ensuite modèle leurs attitudes. L’impact des modèles de rôles est plus fort en médecine car il est nourri par la difficulté concrète à aider les personnes précaires. Or ces difficultés voire cette impuissance sont intériorisées par les seniors qui ne peuvent pas les exprimer ouvertement. C’est plus simple de véhiculer un stéréotype sur tel patient SDF que d’admettre devant un étudiant que l’on ne parvient pas à le soigner, où que l’on n’en a pas vraiment envie.
Certains étudiants en peine de modèles peuvent même se rabattre sur des caricatures comme le Dr House qui dépeint l'image d'un médecin très autoritaire, peu empathique. C’est le rôle de la fac de leur dire que d’autres modèles sont nécessaires et compatibles avec un haut niveau de technicité.
Il ne s'agit évidemment pas de stigmatiser les médecins seniors, qui doivent composer avec l'enseignement qu'eux-mêmes ont reçu et la difficulté réelle à soigner certaines personnes. De plus, un grand nombre de médecins seniors portent cette capacité à la responsabilité sociale et la transmettent aux étudiants. Ce que l’on souligne, c’est que la responsabilité du déclin de l’empathie n’incombe pas à des individus donnés mais à des études de médecine qui ne tiennent pas compte de ces processus.
Une autre piste à creuser pour expliquer le déclin de l'empathie chez les étudiants – souvent avancée à juste titre par les médecins – est l’intensité croissante des exigences et des contraintes de temps au fil des études. Une intensité telle qu’elle entraîne l’épuisement professionnel et émotionnel des étudiants qui va tendre lui aussi à détériorer l’intérêt pour la responsabilité sociale.
Notre méta-analyse montre que l'outil le plus efficace pour aider les étudiants à lutter collectivement contre ce pouvoir déformant des études est la mise en place d’«interventions communautaires». Cela consiste à placer les étudiants au contact des underserved en dehors du cadre hospitalier et le plus tôt possible, afin qu'ils rencontrent les personnes précaires et échappent par la suite aux préjugés.
Ce type de démarche est courant aux États-Unis, où les études de médecine intègrent outre leurs trois piliers traditionnels – éducation, recherche et soins cliniques – une mission de responsabilité sociale. En France cela commence à émerger dans plusieurs Facultés mais il s’agit souvent d'initiatives individuelles de la part d’enseignants sensibilisés à cette thématique.
À Lyon, j’essaie à mon tour de mettre en place une démarche de responsabilité sociale en santé au sein de la Faculté. Les étudiants peuvent suivre un module optionnel dès la deuxième année. Cette année, 25 étudiants se sont engagés bénévolement pendant 40 heures pour faire du soutien scolaire, des maraudes auprès des SDF, de l’accueil de personnes migrantes, du soutien à d’anciens détenus, etc. Il ne s’agit pas d’observer mais de participer et de mener un projet collaboratif autour de ces questions d’inégalités sociales et de précarité : créer des outils de sensibilisation (podcasts, affiches, vidéos, blogs…), participer à des actions associatives, etc.
Le temps dédié aux cours magistraux est réduit au strict minimum (20h) pour les préparer à l’expérience qu’ils vont vivre et qui va les transformer. La responsabilité sociale ne s’apprend pas sur powerpoint mais via l’apprentissage expérientiel sur le terrain, auprès des bénévoles et des personnes elles-mêmes. Par contre je vois régulièrement les étudiants pour faire le point sur leur projet.
Le programme s’étalera sur plusieurs années. Quand ils seront plus avancés dans leurs études, les étudiants pourront par exemple faire un stage dans un dispensaire ou avec Médecins du Monde. Si en sixième année ils sont encore 25 à suivre ce module, ce sera bien. Mais le but, c’est surtout de voir comment ils pourront sensibiliser les autres. On n’a pas forcément besoin que 500 jeunes médecins aillent travailler auprès des personnes précaires à Lyon, mais on veut initier une prise de conscience collective.
Notre prochaine étape, c’est le projet « Solid’AIRS», un programme commun avec Madagascar et l’Université Laval à Québec. L’objectif est que les étudiants prennent conscience des réalités d’autres systèmes de santé, notamment dans cette période pandémique. Là aussi il s'agit de sortir du cadre hospitalier habituel, de partir à la rencontre d’autres réalités, d’autres manière de vivre et d’habiter le monde. Une quinzaine d'étudiants de chaque université échangeront d’abord par zoom puis feront une mobilité et proposeront un travail collaboratif autour de leurs expériences.
Dans les zones défavorisées, l’implication directe des acteurs du territoire dans les structures de soin semble être une clé. À Vaulx en Velin, une maison de santé a été montée par des médecins généralistes, des paramédicaux en lien étroit avec les habitants et les pouvoirs publics locaux. Des élus et des habitants du quartier font partie du conseil d’administration, ce qui permet de cerner au plus près les besoins de la population. Ces collaborations ne sont pas toujours évidentes à mettre en place, mais créer de telles structures sans impliquer les habitants, c’est hypothéquer leur efficacité.
En ce qui concerne la formation continue, certains diplômes universitaires permettent aux médecins en exercice de mieux comprendre la manière d’aborder ces personnes en grande précarité mais aussi ce qu’elles nous renvoient, comment elles peuvent mettre nos pratiques en difficulté, etc. Citons par exemple le DU Santé Société Migration à Lyon ou, à Grenoble, le DU «Santé, société, précarité».
Note :
1- Leaune, E., Rey-Cadilhac, V., Oufker, S. et al.
Medical students attitudes toward and intention to work with the underserved: a systematic review and meta-analysis
BMC Med Educ 21, 129 (2021). https://doi.org/10.1186/s12909-021-02517-x