Italie : «Vous ne pourrez pas aider tout le monde, vous devrez choisir.»

Face à l'afflux de patients sévères, les médecins devront prendre des décisions difficiles pour assurer la survie du plus grand nombre. Ils n’y sont pas préparés. La Société italienne d’anesthésie a publié ses recommandations. Un anesthésiste-réanimateur, en première ligne depuis deux semaines, partage ses réflexions.

La Société italienne d’anesthésie, analgésie, réanimation et soins intensifs (SIAARTI) vient de publier ses «Recommandations d'éthique clinique pour l'admission et la suspension de traitements intensifs dans des conditions exceptionnelles de déséquilibre entre les besoins et les ressources disponibles»1.
En voici des extraits, suivis des réactions et commentaires d'un anethésiste-réanimateur qui travaille près de l'épicentre de l'épidémie. 

Comme en temps de guerre

Zones de triage comme en temps de guerre, médecins qui pleurent face à leur impuissance…
En Lombardie, le cœur de l'épidémie de coronavirus en Italie, la pénurie de lits oblige les médecins à faire des choix de plus en plus difficiles.

Dans une interview publiée dans quotidien Corriere della Sera, Christian Salaroli, un anesthésiste d'un hôpital de Bergame, témoigne : «Le choix se fait à l'intérieur d'une salle d'urgence utilisée pour des événements de masse, où seuls les patients COVID-19 entrent. Si une personne a entre 80 et 95 ans et souffre d'une grave insuffisance respiratoire, elle ne s'en sortira probablement pas.»

Lundi, plus de 70 % des 7900 cas recensés étaient en Lombardie2. Tout est fait pour augmenter la capacité des hôpitaux : services entiers reconvertis, blocs opératoires transformés en unités de soins intensifs. Les médecins travaillent sans relâche remplacer leurs collègues qui tombent malades.

Mais lorsqu'il n'y a plus assez de respirateurs pour tout le monde vient le moment des choix cruels. Or dans certaines villes - Bergame, Lodi, Pavie -  les hôpitaux sont quasiment à saturation, et la progression de l’épidémie est vertigineuse. La règle qui prévaut d’habitude - « premier arrivé, premier servi » - n’a plus de sens dans ce contexte.

Traiter en priorité les patients les plus jeunes, par ailleurs en bonne santé, plutôt que les patients plus âgés ou qui présentent des affections préexistantes… En donnant ces directives, la SIAARTI veut éviter que les médecins ne se retrouvent seuls face à des « choix éthiques aussi difficiles », explique Luigi Riccioni, anesthésiste et chef du comité d'éthique de la SIAARTI.

Les recommandations

«D’après les prévisions concernant l'épidémie de coronavirus en cours dans certaines régions italiennes, dans les prochaines semaines il y aura à certains endroits une augmentation des cas d'insuffisance respiratoire aiguë d'une ampleur telle qu'elle engendrera un énorme déséquilibre entre les besoins cliniques et la disponibilité des ressources de soins intensifs.

Des critères d'accès aux soins intensifs pourraient être nécessaires […]. Un tel scénario est sensiblement similaire au domaine de la «médecine de catastrophe» pour lequel la réflexion éthique a développé au fil du temps de nombreuses indications concrètes pour les médecins et les paramédicaux engagés dans des choix difficiles.

[Il s’agit de] garantir un traitement intensif aux patients ayant les plus grandes chances de succès thérapeutique, donc de favoriser «une plus grande espérance de vie». Cela signifie qu'il n'est pas nécessaire de suivre le critère du «premier arrivé, premier servi» pour l'admission en soins intensifs.

Il est compréhensible que les soignants, en termes de culture et de formation, ne soient pas habitués à raisonner avec ces critères de triage. La disponibilité des ressources n'intervient généralement pas dans le processus de décision (…).

L'objectif des recommandations est également de décharger les cliniciens d'une partie de la responsabilité des choix, qui peuvent être émotionnellement lourds…

Témoignage : «Je suis anesthésiste-réanimateur dans un hôpital non loin de la zone rouge»

Je travaille près de l'épicentre de l'épidémie de SRAS-CoV-2. Depuis deux semaines, je travaille en continu, sans même avoir le temps de comprendre ce qui se passe autour de moi. Nous étions quatre dans mon équipe pendant plusieurs jours. Les autres ont été soit hospitalisés avec COVID-19, soit mis en quarantaine.

J'ai perdu le compte des patients que j'ai vus, des intubations que j'ai faites, des appels auxquels j'ai répondu. Entre-temps, autour de moi, l'hôpital a été transformé, des murs ont surgi, de nouveaux services ont été organisés en une nuit. Tout a été transformé, c’est presque surréaliste.

C'est pour vous faire comprendre que dans cette situation d’extrême urgence, j'y suis jusqu'au cou, avec mes collègues, les infirmières infatigables, et tout le personnel hospitalier qui fait de son mieux. Nous sommes tous importants dans cette phase, même ceux qui sont dans la cuisine et nous donnent le sourire en mettant un morceau de gâteau dans le plateau.

J'ai réfléchi à toutes les décisions difficiles que j'ai déjà dû prendre au cours des deux dernières semaines. J'ai réfléchi à toutes ces discussions avec des collègues qui avaient du mal à comprendre dans quel enfer nous sommes. Je pensais que le déséquilibre entre les besoins et les ressources disponibles était déjà là.

«Hier, avant de prendre la garde de nuit, j'ai lu le document de la SIAARTI.»

J'ai pris quelques notes sur ce document, que je voudrais partager avec vous. Rien de finement scientifique ni de particulièrement raffiné, juste des considérations de quelqu'un qui touche de ses propres mains à cette urgence. J'espère qu'elles seront utiles à ceux qui, dans les semaines à venir, se retrouveront dans ma situation.

«Nous n'aurons jamais suffisamment de places disponibles.»

«Vous ne pourrez pas aider tout le monde, vous devrez choisir.»

«Expliquer cette décision… Ne nous demandez pas de faire cela, pas maintenant.»

«Et mes mains tremblent rien qu'en y pensant.»

«La décision de renoncer […] doit être prise en temps opportun.»

«J'espère qu'aucun d'entre vous, chers collègues, ne vit ce que nous vivons.»

«La détresse morale des opérateurs.»

«Utiliser les médias de manière utile»

«Annoncer la mort… pas derrière un masque… pas par téléphone.»


Dr. B.D.
(Texte original publié sur esanum.it)


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Source :
1- SIAARTI. Raccomandazioni di etica clinica per l’ammissione a trattamenti intensivi e per la loro sospensione, in condizioni eccezionali di squilibrio tra necessità e risorse disponibili - versione 01. 06/03/2020