Le 25 février, une femme rend visite à son père hospitalisé en rhumatologie dans le service créé par Nicolas. Rapidement, cinq des dix-huit patients que compte le service se mettent à chauffer. Tous sont retraités, aucun n’est vacciné contre la grippe. Fin février, le Covid était encore si loin… Arrivent les premières désaturations, légères, puis les pneumologues et les antibios. En vain.
27 février. Un patient se dégrade, Nicolas doit convaincre le Samu qu’un test Covid est nécessaire. Il n’y en a alors que quelques-uns disponibles pour cinq départements. Le week-end approche, Nicolas envisage le transfert en réa. Une heure plus tard, le patient est intubé en urgence dans le service. Il décédera quelques jours plus tard. Pour les autres patients, Nicolas passe outre la procédure et les teste d’office. Quatre tests, tous positifs.
Puis tombent les arrêts de travail. L’équipe, si soudée et depuis si longtemps, est décimée. Internes, aide-soignantes, infirmières, assistante sociale, secrétaires, diététicienne. Nicolas les appelle chez elles, chez eux, vient soutenir dans le service le personnel épargné. Seuls sont alors testés les médecins, personnes jugées «stratégiques».
Nicolas obtient de la direction que tous les soignants symptomatiques de son équipe puissent en bénéficier. Plus de la moitié de l’effectif du service est Covid+, dont les trois internes, et Nicolas. Il décide aussitôt de rejoindre - à l’issue de ses 14 jours d’arrêt - l’unité Covid naissante.
C’était en février, c’était il y a un siècle. Pour Nicolas, ce siècle en rappelle un autre.
«J’ai fait ce rêve il y a quelques jours, je passais l’internat, je ne trouvais pas les réponses.» Pourtant, il y a trente ans Nicolas avait réussi ces épreuves haut la main. Suffisamment pour choisir la spécialité qui le faisait rêver : l’infectiologie.
1990. Nicolas s’imaginait en french doctor traquant les parasites dans de lointaines contrées. Son premier voyage, son premier semestre, l’amène dans le 15ème, à l’hôpital de l’Institut Pasteur. D’abord dans un service de vaccinations, puis auprès de patients VIH. «Ils m’ont appelé pour remplacer une autre interne. Elle avait craqué, au bout de trois semaines.»
La réalité de ce service de 30 lits, c’était celle des années SIDA et de ce chiffre effroyable que l’on a oublié : mortalité, quasiment 100%. «Ils mouraient tous. Je discutais avec des personnes adorables, des stylistes, des journalistes. Le lendemain, ils étaient morts.»
Il y a eu surtout cette nuit de garde, ce patient qui asphyxie pendant trente minutes. Nicolas se souvient des détails : «Il avait une pneumopathie a pneumocistis carinii.» Trente ans après, le doute est là, tenace. «J’aurais pu faire mieux. J’aurais dû. Choisir mieux les doses. Utiliser du Valium.» Nicolas a 24 ans. «Pas assez de connaissances pour soulager la détresse respiratoire asphyxiante», dit-il. Mais qui en avait alors ?
C’était avant les protocoles, avant le midazolam. C’était le temps des «cocktails lytiques» passés en silence, et sous silence. C’était le temps des infirmières à cornettes, qui par conviction refusaient d’administrer la morphine. «Elles changeaient mes prescriptions. Je n’avais pas assez d’autorité non plus.»
Cette nuit de garde, Nicolas n’a pas osé en parler au chef de clinique. Il s’est accroché, seul. La souffrance des soignants existait déjà, mais pas encore le soutien psychologique. «J’avais pas les reins, j’étais pas prêt pour ça, mais j’ai tenu, jusqu’au dernier jour. Et j’ai lâché.»
Arrêt de travail, Prozac, changement de spécialité : les rêves d’aventures du jeune interne ont été mis en pièces devant ces 30 lits. Son engagement humanitaire, c’est à Lille qu’il le trouvera plus tard, en consultant bénévolement auprès des sans-abris et des femmes battues.
À Pasteur, son chef de clinique s’appelait Gilles Pialoux. «Je l’aimais beaucoup. Le revoir, sur les plateaux TV, 30 ans après, au coeur d’une épidémie, cela me ramène en arrière.» Nicolas sait que cette épidémie-là durera moins longtemps que celle du VIH. Il sait aussi qu’elle sera dramatique et brutale.
Cette fois-ci Nicolas sera prêt.
Avant de prendre ses gardes, Nicolas s’est coupé des réseaux sociaux. Il a potassé les dernières études puis passé quelques jours en service de pneumo pour se mettre à jour. «C’est comme dans le bouquin, Le désert des Tartares. C’est calme, on attend, on se prépare. Mais on sait que ça arrivera.»
Nicolas a deux mots d’ordre. Travailler avec rigueur, et de manière collégiale. L’égo n’a pas sa place ici. «Pour la chloroquine, on a voté, et pour l’instant c’est non.» Le rhumatologue constate d’ailleurs avec amertume que ses patients sous Plaquenil depuis des années n’en trouvent plus.
«Pour les critères d’éligibilité à la réa, on est tous en parfaite cohérence. Ce serait effroyable que ce genre de décision dépende de quel médecin est de garde à ce moment-là.» Les médecins iront donc travailler dans plusieurs services Covid, pour uniformiser les pratiques. Ils s’échangent des protocoles de soins palliatifs venus de la France entière.
Cette fois-ci Nicolas n’est pas seul.
Fin mars, il prend ses gardes en secteur Covid «tiède». D’abord, ses patients sont mélangés : ceux qui n’ont pas besoin d’être intubés, ceux qui ne pourront pas l’être. «Au début, il s’agissait surtout de personnes très âgées, confuses. Elles ne comprenaient pas vraiment ».
Quand la vague arrive, les services se spécialisent. Les patients éligibles à la réa sont regroupés ; ils peuvent être transférés en soins intensifs en quelques minutes. Un autre service accueille les patients trop âgés, trop malades.
Entre ces patients, entre ces possibles, Nicolas alterne.
«Si j'ai choisi de travailler dans un hôpital, ce n'est pas anodin.» Ces mots ne sont pas ceux d’un soignant, mais de la directrice. Elle aussi a rejoint aussi le groupe WhatsApp créé par les médecins pour se coordonner. Les barrières tombent. «Elle nous a montré tellement de reconnaissance. Nous, on développe une sorte de respect pour le travail de la direction.» Nicolas est optimiste : de cette crise sortira aussi quelque chose de bien.
«Les chirurgiens rongeaient leur frein. Ils ont commencé à faire de l’administratif ou du brancardage. En réa, il y avait besoin de bras pour mettre les patients sur le ventre. C’est lourd, c’est chronophage.» Chirurgiens et aides-soignants côte à côte, dans l’effort, dans la chaleur, forcément il restera des liens. «Il y en a un qui a tout de suite été volontaire, mais n’est plus tout jeune. Il veille au respect des mesures barrières. Il se charge aussi des relations avec les familles. C’est essentiel. Les proches ne peuvent plus voir le corps, alors on anticipe, on fait tout pour qu’ils viennent à temps.»
En secteur Covid, il n’y a plus de spécialités. «On est tous devenus médecins de soins palliatifs.» Comme ses collègues, Nicolas a changé de métier. Avec eux, avec elles, il a partagé ses peurs. Dominique est médecin de rééducation. Elle n’a pas pu dormir la nuit avant sa garde. Pour elle, le fantôme n’est pas celui du VIH mais du choléra croisé en Afrique. «Elle avait peur de ne pas savoir faire les soins palliatifs.» C’est Nicolas qui l’a guidée pour sa première journée. Le lendemain, à son tour, elle encadrait une diabétologue. Ils sont neuf médecins à se relayer. Les mêmes peurs, les mêmes peines. «Le premier soir, je suis rentré chez moi, je me suis isolé, j’ai pleuré.»
Il y a les bonnes nouvelles. Ces deux patients, trop âgés pour la réa, qui finalement se remettent et rentrent chez eux. Et il y a les décès.
Pour son premier jour en secteur Covid, Nicolas en a eu trois - sur les onze patients du service - dont l’un quinze minutes après son arrivée. «Je connaissais l’un d'eux, il avait soigné quelqu’un de ma famille autrefois. La veille, j’étais passé le voir dans le service, pour le remercier. Je sais qu’il m’a entendu». Pour annoncer la nouvelle à sa femme, Nicolas passera tente minutes au téléphone.
Trente minutes aussi pour annoncer à un homme le décès de son frère. «Je lui ai demandé qu’il me raconte la vie du patient. J’ai appris qu’il avait vaincu deux cancers, luttait contre un troisième. Il était né en 1944, dans un camp en Tchécoslovaquie où ses parents avaient été déportés. Après il avait travaillé comme soudeur.» Il fallait dire à cet homme que son frère n’a pas souffert. Il fallait lui dire aussi que ce frère n’est pas qu’un mort de plus dans un cercueil anonyme. Qu’il ne sera jamais une statistique.
Benoît Blanquart