Très présent dans les églises, Saint Fiacre doit moins sa popularité à son rôle de patron des jardiniers qu’à la pathologie qu’il était réputé soulager et à laquelle il a longtemps prêté son nom, la maladie de Saint Fiacre, autrement dit les hémorroïdes. Une association qui remonte au jour, dit la légende, où s’étant assis sur un rocher, Fiacre eut la surprise de le voir se ramollir pour lui offrir un (saint) siège convenable. Et voilà comment tout saint qu’on soit, on se retrouve associé au fil des siècles aux souffrances subies par un nombre remarquable de sillons inter-fessiers.
Relativement banale aujourd’hui dans leur forme la plus courante, les maladies des veines rectales, internes ou externes, sont connues, décrites et soignées dès l’Antiquité. Hippocrate évoque déjà des « éminences livides sur la face du rectum, en forme de pépins de raisin » qui saignent quand on les presse.
Du côté des causes, les auteurs s’accordent à distinguer les facteurs naturels – l’âge ou la grossesse, notamment – et les autres, comme la pratique du cheval, un régime trop riche ou les longues stations debout. Hippocrate estime qu’on ne les observe qu’après la puberté, Galien juge que les femmes y sont plus sujettes. Chacun considère qu’il est dans la plupart des cas plus sage de ne pas y toucher, se bornant à conseiller des bains de siège en guise d’émollients, doublé d’un régime qui bannit le vin pour se résumer à des bouillies d’orge ou de millet. Du côté des traitements, Hippocrate consacre un chapitre entier à une série d’actes tous plus effrayants les uns que les autres si l’on veut bien se souvenir qu’il n’existe pas la moindre possibilité d’anesthésier le malade.
Le père de la médecine recommande ainsi d’éplucher la surface du « tubercule hémorroïdal » du bout de l’ongle : « cela se fera sans peine, la chair suivra en se séparant comme fait la peau de mouton quand on passe la main entre elle et la viande ». Pour détendre le patient dans le cas bien improbable où il en ressentirait comme un léger désagrément, Hippocrate conseille à ses confrères de procéder « sans prévenir le malade, lui parlant même d’autre chose ». Il hurle ? Excellente chose : « plus il crie, plus les hémorroïdes se mettent à découvert ». Une fois le plus gros déblayé, ne reste plus qu’à nettoyer la zone « avec du vin âpre dans lequel auront macéré des noix de gale » et le tour est joué.
L’incision destinée à drainer le sang des amas veineux n’est envisagée qu’en dernier recours et pour cause, le risque d’hémorragie ou d’infection étant trop grand. Pour traiter les cas les plus sévères, mieux vaut une autre solution hippocratique : le dessèchement des hémorroïdes au moyen d’un fer porté au rouge, qu’on approche au plus près sans les toucher, quitte à les avoir extraites de l’anus à la main en cas de lésions internes.
Maintenant qu’on s’est tous bien mis en appétit, passons à l’époque moderne, un temps où on savait rire. La science médicale progresse et s’affranchit (doucement) des maîtres antiques, les auteurs multiplient les travaux et les observations.
Pierre Dionis, un médecin français, assure ainsi à la fin du 17e siècle «que les hémorroïdes sont faciles à connaître» et qu’on n’a qu’à «y porter les doigts ou le regard pour apercevoir dans la circonférence de l’anus des tumeurs de différentes grosseurs, comme des noisettes, des noix ou des œufs». Il recommande pour les éviter des régimes adaptés, bannissant les aliments «qui épaississent le sang comme le riz, les coings, le gros vin et l’eau ferrée».
En 1716, le hollandais Jodocus Lommius, médecin du roi Philippe II, évoque à son tour longuement dans son Tableau des Maladies cette «maladie du fondement propre aux mélancoliques, aux néphrétiques et aux maniaques où les veines trop dilatées et engorgées de sang le répandent en abondance». Comme ses ancêtres grecs et latins, il distingue hémorroïdes externes et internes et commence surtout à décrire les risques de complications parfois graves en l’absence de soins : thromboses, anémies, fistules parfois… Lommius prévient : «si l’hémorragie est excessive, le danger est très grand, les forces périssent, le visage s’éteint. Quelle puanteur au haut des cuisses, quelle faiblesse aux jambes !».
Il faut dire qu’à cette date, une opération célèbre et déjà vieille d’une petite vingtaine d’année a exposé la région fessière aux regards des amateurs de médecine : celle d’une fistule. Mais pas n’importe quelle fistule : une royale fistule, en l’occurrence celle du Roi Soleil lui-même, touché à 48 ans par un abcès rectal assez douloureux pour l’empêcher de marcher.
Complication ou non d’une crise hémorroïdaire mal soignée, la fistule du Roi est en tout cas sur toutes les lèvres en 1686, si l’on ose dire. Faut-il opérer et si oui comment ? Tout geste chirurgical, tout incision dans la zone est à la fois douloureuse et risquée. Après des semaines de débats aussi enflammés que le royal trou de balle, le chirurgien Charles-François Felix parvient à convaincre le souverain de se faire opérer. Il s’entraîne dur sur un certain nombre de malades sélectionnés parmi les indigents de l’hospice Versailles et finit par se lancer, non sans en avoir tué un certain nombre. Le 18 novembre 1686, l’intervention réussit.
Quel rapport entre la fistule du roi et les hémorroïdes, nous direz-vous ? La courtisanerie. Dans ses Cours d'opérations de chirurgie démontrées au jardin du roi, Pierre Dionis, devenu médecin de la cour, raconte que «c’est une maladie qui est devenue à la mode depuis celle du roi (…) plusieurs de ceux qui la cachaient avec soin avant ce temps n’ont plus honte de la rendre publique (…) Ceux qui avaient de petits suintements ou de simples hémorroïdes ne différaient pas à présenter leur derrière au chirurgien pour y faire l’incision : j’en ai vu plus de trente qui voulaient qu’on leur fit l’opératio ». Une manie qui a le don d’agacer le praticien : «leur folie était si grande qu’ils paraissaient fâchés lorsqu’on leur assurait qu’il n’y avait point de nécessité de la faire».
Et s’il râle, c’est pour de bonnes raisons : toute intervention chirurgicale dans la région rectale reste extrêmement délicate. Comment soulager les douleurs, en l’occurrence bien réelles ? Pierre Dionis s’en tient à une solution déjà exposée par Hippocrate : les sangsues, qu’il suffit de poser à l’endroit stratégique «et à l’y laisser sucer jusqu’à ce que l’hémorroïde soit vide». Promis, «le malade se sent soulagé immédiatement et la cessation de la douleur et la tension lui fait goûter un repos fort agréable». Attention toutefois : «il en reste un suintement continuel par ces ouvertures qui devient très incommode».
Dans l’hypothèse où on viendrait à bêtement manquer de sangsues, il faut se résoudre à la lancette – et là, bon courage. Après avoir préparé le malade par des lavements, on le fait coucher et « les fesses étant tournées du côté du jour, on les fait écarter par deux serviteurs. Puis l’opérateur prenant de la main gauche avec les pincettes chaque poche d’hémorroïdes, il les coupe l’une après l’autre avec des ciseaux qu’il tient de la main droite ».
Progrès médical oblige, on pourrait penser que le 19e siècle se montrerait plus miséricordieux avec le sillon inter-fessier des braves gens. Et de fait, les traitements s’améliorent.
Si le docteur Alme Lepelletier, dans le très remarqué Des hémorroïdes et de la chute du rectum, publié en 1834, ne rate pas l’occasion de refléter les jugements moraux de son temps sur l’homosexualité en estimant que « certaines pratiques illicites et monstrueuses » provoquent l’apparition des hémorroïdes, il propose toute une palanquée de traitements qui visent d’une part à en prévenir l’apparition par un régime adapté, d’autre part à réduire l’inflammation à grands coups d’onguents, de lavement, de fumigations et de cataplasmes émollients. Quant à la douleur, c’est le festival de la pharmacopée : Alme Lepelletier recommande de «la calmer par les pommades, les suppositoires à la crème de limaçon, le beurre de cacao auxquels on peut unir le safran, la belladone, la jusquiame ou l’opium.»
Problème : une fois qu’on s’est bien tartiné l’extérieur de crème de limaçon, comment soulager et soigner les hémorroïdes internes ? Là encore, Lepelletier vante les précieux secours de la thérapeutique : «il suffit de porter profondément dans le rectum un fort tampon de charpie garnie d’un long fil ciré enduit de cérat ou de blanc d’œufs».
Mais soulager n’est pas tout, encore faut-il traiter le mal à la racine. Coup de veine, si on peut dire, la Monographie des hémorroïdes d’André Level, en 1873, dresse un complet panorama de l’arsenal thérapeutique disponible et dit le plus grand bien d’une technique anglaise, due au Dr. Burne : «Il s'agit de bougies (…) de grosseurs variables, introduits dans le fondement. Suivant notre savant confrère anglais, [leur] emploi judicieux par des mains exercées, habiles, dispenserait, à coup sûr, d'avoir recours (…) au bistouri.»
Des techniques modernes donc, mais il ne s’agirait pas non plus de jouer les zazous. André Lebel n’a que mépris pour les apprentis sorciers qui commencent à mettre deux doigts dans la prise. Sarcastique, il rejette vertement le traitement par l’électricité, douloureuse et risquée : «On enfonce dans les tumeurs hémorroïdales rouges, enflammées, douloureuses, de grandes et belles aiguilles longues de deux à trois pouces ; ces aiguilles, dont la tête est munie d’une ouverture, y reçoivent un des conducteurs de la machine électrique ou de la pile, et le tour est fait !»
Non franchement, haro sur l’électricité. Si vraiment rien ne soulage les patients, il faut bien se résoudre au seul moyen véritablement efficace : la cautérisation au fer rouge, déjà vantée par Hippocrate – rappelons que nous sommes tout de même en 1873… «Ce moyen, dernier effort que l'on puisse, que l’on doive tenter lorsque la vie est gravement compromise, expose néanmoins à une foule de dangers», concède le Dr. Lebel. «Que devient le pauvre patient en présence de fourneaux remplis de charbons ardents, en présence de marteaux, de tenailles, de pinces à dissection et cela avec six aides, employés, les uns à aviver le feu, les autres à passer les fers rouges ? Aussi voit-on souvent les malades tomber à cet aspect dans un délire nerveux dont on a peine à les retirer.»
Il y a des jours, comme ça, où on est contents de vivre au 21e siècle.