J’ai été remplaçant pendant 10 ans parce que je refusais de travailler dans les conditions qu'on me proposait. Peut-être que je suis un peu différent parce que je n’ai pas peur de dire « Non ». Depuis toujours. À l’école primaire, j’étais ce petit garçon, trop petit, qui était laissé de côté, avec les obèses, avec les enfants handicapés. Je prenais leur défense. C’est ma personnalité. Ça ne fait pas de moi une colombe, c'est juste que je fonctionne comme ça. Je ne supporte pas ce que je trouve injuste.
J’ai eu mon lot de souffrances, personnelles, intimes. Celles de l’ado dont le père met fin à ses jours. Celles du jeune qui se rêve rock-star, échoue, devient médecin sur le tard. Celles du père qui doit se battre pour faire valoir ses droits. J'y ai laissé des plumes, mais j'ai réussi. Ça renforce. J’ai d’abord compris qu’il n’y a pas de fatalité, qu’on peut inverser le cours des choses. Puis j’ai découvert à quel point il est efficace de fédérer.
Rassembler, fédérer, c’est la clef. C’est ce qui a fait le succès de SPS, mais je l’avais compris bien avant ça, quand je me suis installé en 2000. C'était compliqué dans le secteur où j’exerçais. Il y avait des conflits, des histoires de prés carrés. On a pourtant réussi à créer la plus grosse maison médicale de garde de France et à intégrer tout le monde. Ça fonctionne toujours, avec 80 médecins. Une sorte de CPTS bien avant l’heure, avant même l’invention des ARS !
Dans la foulée j'avais créé sur ce même territoire une fédération bretonne interprofessionnelle de santé : « FBI santé, les experts de l'offre et de l'organisation du soin ». Les journalistes adoraient. Bref, on a appris à travailler ensemble, avec les pharmaciens, les infirmiers, les psychologues, les ostéos, etc.
L’aventure SPS a commencé avec un homme seul, un ancien chef de service de gastroentérologie du CHU de Besançon. Il s’appelle Pierre Carayon et il avait 82 ans quand il est venu me voir en 2015. J'étais alors président du SML [Syndicat des médecins libéraux]. Pierre s’inquiétait du nombre croissant de soignants abimés, alcooliques, autour de lui. Ce qu’il voulait à l’époque, c’était créer un colloque sur la souffrance des soignants. Il voulait rassembler pour qu’on trouve un moyen d’orienter ces soignants, tous, sans distinction, vers des cliniques dédiées où ils se sentent protégés.
J'ai dit « ok, mais je préfèrerais qu'ils n'aient pas besoin d'y aller, dans ces cliniques, alors on va aussi penser prévention ». Donc nous avons sollicité des cliniques, puis créé une plateforme téléphonique et un réseau de professionnels spécialisés [psychiatres, psychologues, médecins généralistes, tous spécifiquement formés].
C’était facile de fédérer. Le thème de la souffrance des soignants est œcuménique : pas de guerres intestines, pas de récupération possible. Il fallait simplement créer une synergie à partir des réseaux existants : « Souffrance et travail »2, « Morphée », service de santé aux armées, etc. Pour être plus efficace, plus proches des soignants, nous développons maintenant des réseaux à l’échelle des régions en intégrant tous les acteurs locaux, des universités jusqu’aux URPS.
SPS, c’est un premier pas. Quand on parvient à créer un réseau de soins psychiques lisible et efficace, on se demande forcément : « Pourquoi le réserver aux soignants ? ». C’est l’État qui devrait proposer une plateforme comme la nôtre, avec 100 % de décrochés, une orientation, un accompagnement administratif.
Moi qui suis médecin, je ne sais pas remplir tous les papiers qu’on me réclame. Ça me donne des sueurs froides. L'administration est harcelante : si on fait une erreur on est emmerdés. Souvenez-vous du ministre qui disait avoir une phobie administrative... Tout le monde s'est moqué de lui, mais je le comprends. Alors un exploitant agricole qui a des difficultés et en plus croule sous les formulaires, il fait comment ?
Pour détecter les citoyens en souffrance, on pourrait former des sentinelles, les déployer d’abord dans le monde de la santé puis dans tous les secteurs. Ces personnes consacreraient une part de leur temps de travail à repérer et orienter les personnes à risque psychosocial. Des secouristes psychiques, en quelque sorte, qu’on formerait comme on forme au massage cardiaque. Pour ça, il faudrait un plan anti-suicide digne de ce nom et un Grenelle qui ose dire ce mot : « suicide ». Les replâtrages, les pseudo-experts, ça suffit. Avec SPS, on a vu que ce qui fonctionne : une approche méthodique et opiniâtre.
Les efforts réalisés pour la sécurité routière ont fait chuter le nombre de victimes. Avec la moitié de la somme investie - les radars, les équipements obligatoires, les campagnes de prévention - et avec de la méthode on pourrait empêcher des centaines de suicides. Sachant que chaque suicide en entraîne 3 ou 4… En 1978, 14 000 morts sur les routes, autant par suicide. Aujourd'hui 3 000 morts sur les routes, mais le nombre de suicides stagne. Un taux parmi les plus élevés en Europe. Pourtant on connaît les profils les plus à risque. Mais qu'a-ton fait en 40 ans ? Pas assez. Et pas assez bien.