En Italie, une médecin face aux médias (Annalisa Malara)

Annalisa Malara est médecin en soins intensifs. Le 20 février, dans une petite ville de Lombardie, c'est elle qui a posé pour la première fois en Europe un diagnostic de Covid-19. Elle pose un regard lucide sur le jeu médiatique qui a suivi cet épisode, et sur l'impréparation des médecins face aux médias.

Annalisa Malara est médecin dans l'unité de soins intensifs du grand hôpital de Lodi, en Lombardie (Italie). Le matin du 20 février, elle était de service sur le site de Codogno, une ville de quinze mille habitants. C’est elle qui a pris en charge le premier cas italien connu de COVID-19. Le patient * était dans un état critique. Le diagnostic précoce a probablement sauvé sa vie, et celle de beaucoup d'autres personnes.

Considérée comme une héroïne, Annalisa a enchainé les interviews à la télévision et dans les journaux. Nommée Chevalier du Mérite de la République italienne, elle recevra aussi le prix «Rosa Camuna», la plus haute distinction de Lombardie.

Les projecteurs sont maintenant éteints. Nous nous sommes assis avec elle sur l’herbe, dans un parc, et avons essayé de comprendre comment cette histoire a impacté sa vie.


Annalisa, cette histoire va-t-elle changer votre vie ?

Cette pandémie a changé ma vie autant qu'elle a changé celle de tout le monde, ni plus, ni moins. Ce type d’événement marque une époque ; on le vit intensément, et il laisse des traces. Enfant, je me souviens avoir marché dans plus d'un mètre de neige sur la place de Crémone [à 30 km de Codogno] et je revois ma mère me dire que je n'oublierai jamais ce moment, qu’il était unique et ne se reproduirait probablement plus jamais. Pour moi, la pandémie est une expérience qu’il faudra mettre de côté une fois terminée, tout comme la chute de neige de 1985.

Ma vie professionnelle n'a pas changé. Je vais à l'hôpital tous les jours pour faire de mon mieux, comme je l'ai toujours fait. Mes objectifs professionnels sont restés les mêmes. J'aimerais devenir un médecin de plus en plus compétent, à force d’études et d'expériences. C’est tout. C’est cela qui m'intéressait avant, et qui m'intéresse maintenant.


Voius êtes devenue célèbre avec ce diagnostic du premier patient atteint de Covid-19 en Italie. Comment le vivez-vous ?

Je suis heureuse d'avoir apporté ma contribution, et d’avoir reçu des remerciements. Je les partage avec tous ceux avec qui je travaille. Heureusement, pratiquement rien n'a changé. Je suis restée «Annina» pour tout le monde, ou presque. Seule une personne est devenue assez froide à mon égard, je ne sais pas pourquoi. Ceux qui me connaissent savent que je n'aime pas être le centre d’attention. Simplement, j’étais là ce matin-là, à Codogno, et quand on m'a demandé de raconter comment les choses s'étaient passées, je l'ai fait. Pas pour chercher à faire la «Une», mais pour faire passer des messages à un moment où l'on disait tout et son contraire sur la pandémie.


Comment cette histoire a-t-elle été racontée ?

Il y a eu beaucoup de spectacle. Je ne dis pas que les journalistes, dans les journaux ou à la Télé, ont écrit des choses qui n'étaient pas vraies ou rapporté des paroles que je n’avais pas prononcées. Mais je dis que les accents ont été placés non pas là où moi je voulais les mettre, mais là où la personne qui racontait l'histoire le voulait. C'est peut-être inévitable.

Ma première interview était pour «La Repubblica», début mars. Lorsque le journaliste m'a posé des questions par téléphone, j'ai répondu pour compléter les informations que les médias avaient déjà grâce au communiqué de presse de la Direction de la Santé. Je ne m'attendais pas à autant de tumulte, car je ne disais rien d'autre que ce que l'on savait déjà. Le Dr Paglia, responsable des urgences de Lodi, avait déjà raconté la même chose à «La Repubblica» quelques jours auparavant, mais de toute évidence cela ne suffisait pas. Les médias voulaient savoir qui était l'anesthésiste qui se trouvait à Codogno ce jour-là, ils voulaient raconter une histoire et ils voulaient avoir son protagoniste. La tonalité de cette histoire a été très accentuée.

Ce qui s'est passé à Codogno, c’est simplement la bonne pratique clinique à laquelle mes collègues et moi-même sommes habitués. Lorsqu’il existe une hypothèse de diagnostic, quelle qu’elle soit, considérée comme plausible d'une manière ou d'une autre, on ne l’écarte pas a priori. On va jusqu'au bout, on explore tous les diagnostics possibles. Ce diagnostic-là été exceptionnel, surtout pour les implications qu'il a eues pour la communauté, mais c'était le résultat d'une attitude clinique scrupuleuse. Il n'y a rien d'héroïque ou de particulier.

Par contre, l’écho de ce diagnostic a été puissant. Il a soudain alarmé notre pays et toute l'Europe. Nous avons compris à cet instant que le virus n'était pas à 1.000 lieues de nous, dans un endroit difficile à repérer avec le doigt sur une carte, mais qu'il était arrivé chez nous.


Vous avez dû insister pour que soit réalisé un test Covid-19. C’est quand même méritoire…

Il est vrai que le tableau clinique m'a fait penser à une infection par un coronavirus. Il est vrai que le protocole n'incluait pas de test de dépistage du SRAS-CoV-2. Mais il est faux de dire que j'ai dû me battre pour me faire tester.

J’avais un patient dans un état extrêmement grave, avec un scanner pulmonaire très compromis, qui ne répondait pas au traitement et dont l'état s'aggravait rapidement. L'hypothèse était plausible, c'est pourquoi je l'ai partagée avec mon directeur. Le protocole ne prévoyait pas de test, mais personne ne me l'a interdit. Bien sûr, pour réaliser l'examen j'ai dû passer beaucoup de coups de téléphone. Toutes les décisions ont été prises en commun, avec mes supérieurs et d’autres intervenants. Donc oui j'ai dû mettre de l'huile dans l'engrenage, mais non je n’ai pas dû me battre.

[Les journalistes qui ont interviewé Annalisa ont écrit qu'elle a dû enfreindre les protocoles pour réaliser le test sur le patient, faisant d'elle une personne héroïque et «rebelle». En fait, bien que ces protocoles ne prévoyaient pas la réalisation du test, elle a simplement souhaité en faire un, avec l'accord de ses superviseurs. Elle n'a pas enfreint les protocoles, et n'a pas dû lutter pour obtenir la réalisation du test.]


Si vous n’aviez pas été de garde ce matin-là, l'histoire aurait-elle été la même ?

Je ne peux pas répondre à cette question. Je pense que j'ai fait ce que tout autre médecin scrupuleux aurait fait à l’époque.


Vos collègues disent que vous êtes très douée, que tout le monde n’aurait pas posé le bon diagnostic aussi vite. Vous êtes d’accord avec eux ?

Disons que la rapidité d'exécution du prélèvement a permis de mettre au plus vite en place le système de santé en état d’alerte. La rapidité a fait toute la différence, je l'admets.


Quelle facette de cette histoire voudriez-vous mettre davantage en lumière ?

J'ai parlé à tous les journalistes du travail fantastique accompli par l'équipe infirmière. Quasiment aucun d'entre eux n'a écrit à ce sujet, et celui qui l'a fait y a peut-être consacré une ligne. Les infirmières de Codogno se sont retrouvées à traiter probablement le premier cas de Covid-19 en Europe, et à mon avis elles l'ont fait de manière exemplaire. J'ai été très impressionnée.

L'infirmier en chef, Giorgio Milesi, n'occupait ce poste que depuis quelques semaines. Pourtant, dès qu'il a entendu le diagnostic, il a été très efficace. Il a interdit l'accès à l'USI, récupéré les EPI, formé le personnel. Personne n'a reculé. Toutes les infirmières ont travaillé 24 heures sur 24. Personne n'a manifesté de peur ou de colère, des sentiments qui auraient été tout à fait compréhensibles. Personne, à une époque où l'on savait encore très peu de choses sur ce virus.

J'étais censée finir mon service à 16 heures ce jour-là, mais je suis restée à l’hôpital jusqu'au lendemain. Je n'avais pas envie de laisser le collègue qui m’a relayée seul avec un patient aussi compliqué. Je ne voulais pas non plus impliquer d'autres collègues, les mettre en danger. Les infirmières ont fait pareil. Personne n'est rentré à la maison, par choix, pour protéger les familles et la communauté. Tout le monde est resté dans ce service pendant plus de 36 heures.


Si vous pouviez revenir en arrière, referiez-vous ces interviews ou essaieriez-vous de rester anonyme ?

Il est impossible de rester anonyme aujourd'hui. Mon nom a commencé à circuler avec mon numéro de téléphone personnel, et je me suis immédiatement retrouvée à répondre aux questions d'un journaliste. Mon téléphone s'est mis à sonner sans interruption et pendant plusieurs jours, il a continué à sonner, toutes les heures.

Je referais ces interviews, bien sûr, parce que je les ai acceptées dans l'idée de transmettre des informations. Je n'ai pas toujours réussi, mais j'ai essayé. De nombreux collègues ont senti que je les représentais et j'en ai été très heureuse. J’ai pu décrire nos difficultés à nous tous pour travailler dans cet hôpital au coeur de l'épidémie. Puis il y a eu un moment où ce qui avait été fait à Codogno a été remis en question. Pour moi il était de mon devoir de raconter et de défendre le travail accompli. Pas seulement le mien, celui de tous mes collègues.

J'ai essayé d'utiliser l'intérêt médiatique que j’avais suscité pour transmettre des informations utiles basées sur mon expérience clinique, à une époque où des personnes se pressaient à la télévision pour affirmer tout et son contraire, souvent sans avoir vu un seul patient atteint du Covid-19.


À ce propos, que pensez-vous de la façon dont les médecins ont raconté cette pandémie ?

J'ai beaucoup travaillé et je n'ai pas eu le temps de lire les journaux ou de regarder la télévision au cours de cette période. Je ne suis pas une experte en communication, mais cette expérience m'a appris qu'une même histoire peut être présentée de manière très différente selon la personne qui la raconte. Dans une situation d'urgence sanitaire, comme une pandémie, nous ne pouvons pas nous le permettre.

Nous, médecins, devons aujourd'hui apprendre à bien communiquer avec les médias.
Je suis habituée à communiquer avec mes collègues, car on ne peut pas s'en passer. Je travaille en soins intensifs, donc je parle aussi souvent aux familles des patients, pour leur annoncer des mauvaises nouvelles. Mais je n’avais jamais parlé aux journalistes. Vu l'importance des messages que nous, médecins, sommes amenés à transmettre à certains moments, je pense que nous devrions réfléchir sérieusement à nous améliorer dans ce domaine.


Interview réalisée par Amadeo Cutuli

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* Un sportif de 38 ans, en bonne santé et sans comorbidité, est arrivé aux urgences de Codogno le samedi 18 février avec de la fièvre, une toux et un essoufflement. On lui a donné des antibiotiques, mais il a refusé de rester à l'hôpital. Il est revenu le soir même car il ne pouvait pas respirer et avait une très forte fièvre. Il a été admis en médecine interne. Le 20 février, Annalisa a été appelé parce qu'il ne pouvait pas respirer, l'a admis en soins intensifs et intubé. 

La femme du patient a expliqué que deux semaines plus tôt il avait assisté à un dîner avec un collègue qui était revenu récemment de Chine. Annalisa a demandé un prélèvement nasopharyngien - qui n'était pas prévu par les critères nationaux de dépistage des coronavirus - et placé la patient en quarantaine. Toute l'équipe soignante a choisi de s'isoler à l'hôpital. Le résultat du test est revenu positif à 21h. L'hôpital a été fermé. Les soignants sont rentrés chez eux le lendemain et sont restés en quarantaine jusqu'au résultats de leurs propres tests ; aucun d'eux n'avait été contaminé, grâce notamment à l'utilisation immédiate des EPI.