La médecine générale espagnole mieux armée contre la Covid

Sectorisée et publique, la médecine générale espagnole a fait ses preuves durant la pandémie. Aucun territoire n'est délaissé. Les médecins de famille connaissent bien leurs patients, qu'ils accompagnent au long cours. Des particularités précieuses lorsqu'il s'agit d'identifier les personnes contact ou d'effectuer un suivi à distance.

Le 13 mars, le médecin de famille Luis Alberto Tobajas a anticipé le décret qui imposait le confinement sur tout le territoire espagnol dès le lendemain. Dans une vidéo diffusée sur Facebook, lui et l'infirmière avec laquelle il travaille ont demandé à leurs patients de relever le défi #QuedateEnCasa (#RestezChezVous).

Un mois plus tard, sa petite ville de Membrio (province de Cáceres1, à l’ouest de l’Espagne, proche de la frontière avec le Portugal) ne comptait aucun cas de Covid-19 parmi les 700 habitants, dont une centaine de personnes âgées. Ce succès, le Dr Tobajas l’attribue aux efforts des citoyens confinés et à l'excellent travail du personnel des deux maisons de retraite «qui a suivi avec une discipline militaire nos indications, et celles des autorités sanitaires.» Mais un autre élément, structurel, peut expliquer ce résultat. 


Les Centres de santé

Le Système de santé espagnol garantit un accès aux soins universel et gratuit. Pour cela, il mise sur la planification, la hiérarchisation et la sectorisation. Depuis la Loi de la Santé de 1986, un maillage du territoire par des Centres de Santé 2 garantit l’accès aux soins même dans les communes les plus reculées.

Il n'y a en Espagne aucun patient sans médecin, ni aucun secteur géographique dénué de centre de santé. La colonne vertébrale de ces structures est formée par des binômes médecin-infirmier. Ils sont aidés par d'autres professionnels paramédicaux et par le personnel administratif. Tous sont salariés par leur Région. Seuls des services comme le nettoyage ou la maintenance sont externalisés. Ce système repose sur une philosophie de service public solidement ancrée dans l'esprit des médecins de famille espagnols dès le début de leur formation. Devenue une spécialité en 1978 sous le nom de «Médecine Familiale et Communautaire», la médecine générale espagnole repose sur une formation spécifique, avec un internat multidisciplinaire d'une durée de 4 ans.

Le docteur Tobajas croit fermement à l'importance stratégique de cette organisation des soins primaires durant la pandémie :  «La médecine de famille a suivi 85% des patients Covid-19+, ceux qui n’avaient pas de critères d’hospitalisation. Son rôle a été essentiel pour éviter les exacerbations des pathologies chroniques.», explique-t-il. Pour lui, les spécialistes en médecine familiale ont moins besoin de recourir aux examens complémentaires pour poser un diagnostic. «La connaissance approfondie que nous avons de nos patients, et la relation de confiance que l'on construit au fil des années nous rendent capables d’optimiser nos capacités de diagnostic clinique, et d'être très efficaces avec des outils comme le téléphone et la téléconsultation.» Il n'a aucun doute : la médecine de famille est la clé dans une stratégie de détection précoce, d’identification des personnes contact, de traitement et de suivi des patients. Sans elle, le système de santé espagnol se serait effondré.


Un modèle menacé

Au delà de la crise actuelle, la médecine de famille devrait pour le Dr Tobajas demeurer le pilier du système de santé. Accessible à tous, elle assure un suivi sanitaire intégral et longitudinal. Surtout, elle procure une justice distributive et équitable. Ce credo est celui de générations de médecins de famille espagnols, qui revendiquent leur rôle de service public et par ailleurs se dressent contre l’hospitalocentrisme : «Si le système de santé à des difficultés pour être économiquement efficace et durable, c'est parce que l’on place les patients au mauvais endroit. Il faut davantage de soins au domicile des patients, et moins dans les hôpitaux. Il faut utiliser les nouvelles technologies pour connecter nos patients et favoriser leur suivi à distance. Il faut leur donner plus d’informations, et moins d’ordonnances.»

Luis Alberto Tobajas pense qu’une telle évolution est possible, parce qu’il sait pouvoir compter sur la population. «Elle a suffisamment montré, au cours de la crise sanitaire, sa capacité d'implication pour la santé communautaire (…) Les citoyens se sont adaptés aux consignes du confinement et ils ont fait un usage responsable du système de santé, en évitant de venir consulter sauf pour les vraies urgences.»

Le Dr Tobajas souhaiterait que les leçons apprises pendant la pandémie servent aux responsables politiques tentés de continuer à privatiser le système. «L'Espagne ne consacre que 6,2% de son PIB au financement de la santé, loin de la moyenne européenne et des États-Unis. En Europe, onze pays devancent l'Espagne. Nous devons recentrer notre modèle, pour favoriser la prévention et limiter l'hospitalocentrisme. Face aux graves difficultés que connaît notre système de santé publique, il n'y a qu'une solution : investir d'avantage sur la santé publique, et particulièrement sur les soins primaires, donc la médecine de famille



Dr Juan Manuel Calvo Mangas


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Notes :

1- L’Espagne compte 17 régions et 50 provinces.
Les dépenses de santé sont principalement décidées et financées par les administrations régionales, sous réserve du respect du budget global fixé au niveau national.
Les soins sont gratuits, presque entièrement financés par les impôts. Il n’y a pas d’avance de frais. La seule exception à la gratuité concerne la pharmacie : environ 40 % du prix des médicaments est à la charge du patient. Toutefois, les retraités et les patients atteints de certaines pathologies chroniques sont totalement pris en charge. Quant aux soins dentaires et optiques, ils ne sont pas remboursés par l’Institut national de gestion sanitaire et sont couverts par des assurances privées.

2- Les soins primaires doivent être disponibles dans un rayon de 15 minutes à partir de n'importe quel lieu de résidence. Les principaux établissements de soins sont les centres de santé, dotés d'équipes multidisciplinaires qui comprennent des généralistes, des pédiatres, des infirmières et du personnel administratif et, dans certains cas, des travailleurs sociaux, des sages-femmes et des kinésithérapeutes.
L'assuré choisit librement un médecin généraliste ou un pédiatre dans la zone où il réside, pour autant que le praticien n'ait pas encore rempli son contingent d’inscriptions.
Les médecins généralistes agissent à titre de gestionnaires et de coordonnateurs de soins. Ils garantissent la continuité des soins tout au long de la vie du patient. Si nécessaire, les soins primaires peuvent également être dispensés à domicile.
Cette mesure a favorisé une véritable reconnaissance de la médecine générale en Espagne. Le médecin généraliste a le rôle de gate-keeper : il est toujours consulté en premier recours et contrôle l’accès au spécialiste.