Sa photo est devenue virale sur les réseaux sociaux. On l’y voit au coin d’une rue brandir une pancarte rudimentaire, seul. Sous deux photos de patients hospitalisés figurent les chiffres officiels – «2.000 patients en soins intensifs, 85% de non-vaccinés». Le Dr Haegy a sobrement ajouté : «À qui le tour ?». Adressée aux militants anti-pass sanitaire qui l’entourent, cette question n’est pas une provocation. Tout au plus une petite pique, stigmate explique-t-il de son humour noir d’urgentiste-réanimateur.
Accompagnée des seuls mots «Toujours debout», la photo fut postée à l’origine sur son modeste compte LinkedIn, à destination de ses amis. Reprise sur Twitter, réseau que le Dr Haegy n’utilise pas, l’image y a été largement relayée. Qui est cet homme discret qui se dit «un peu dépassé» par le buzz et préfère ne pas répondre aux sollicitations des chaînes d’information en continu ? Qui est ce médecin dont le regard paisible mais déterminé est posé sur la foule sans pourtant la défier ?
Tout au long de sa carrière hospitalière, qui le conduisit rapidement à diriger le service de réanimation puis celui des urgences aux Hôpitaux Civils de Colmar, Jean-Marie Haegy n’eut de cesse de partir en missions humanitaires. La liste est impressionnante, depuis les côtes du Vietnam en 1979 pour secourir les boat-people jusqu’au suivi médical des enfants de Tchernobyl. Depuis les convois organisés vers la Roumanie jusqu’aux missions au Kurdistan, en Afrique, au Kosovo ou à Gaza.
Si la pandémie a poussé certains de ses confrères sur les plateaux télé, lui préfère descendre dans la rue. À 75 ans, Jean-Marie Haegy est toujours mû par ce qui l’a entraîné aux confins du globe. Il n’accepte pas ce qui ne lui semble pas juste. «C’est ce qui me fait me lever tous les matins», dit-il simplement.
«J’ai senti que ma place était là, dans ces rues. Je n’avais pas le choix, je ne pouvais pas me taire.» C’est de retour d’une mission à Bastia, où il a été envoyé comme renfort covid par la Réserve sanitaire, que Jean-Marie Haegy décide de se mêler aux manifestants anti-pass. «À Bastia, sur les dix patients en réanimation, huit n’étaient pas vaccinés. Idem à Ajaccio».
Infatigable, le médecin repart déjà en mission. «Je serai aux Antilles, à la demande de l’ARS, pour une mission Hippocampe de rapatriement de patients Covid vers la métropole. Guyane, Martinique ou Guadeloupe, je ne connais pas encore ma destination» [à l'heure où nous publions, le Dr Haegy est en vol vers la Guadeloupe]. Une heure après qu’il ait accepté cette mission, la Réserve sanitaire lui proposait à son tour de partir en renfort Covid. Les manifestants ne le croiseront donc pas samedi prochain dans les rues de Colmar.
À deux reprises, le 21 puis le 28 août, le médecin a rejoint le cortège des anti-pass. La première fois, les forces de l’ordre l’ont entouré et mis à l’écart, arguant qu’il n’avait pas déposé de déclaration préalable de manifester. Le Dr Haegy est conscient que c’était surtout par crainte de débordements. La deuxième, il a pu se balader dans les rues avec sa pancarte, et se poster à deux endroits différents. «Les policiers ont été plus sympas, ils m’ont simplement encadré pour me protéger et j’ai pu rester là».
L’agressivité autour de lui était palpable. «Aucune agression physique ni insulte», tient-il à préciser, mais un ton très hostile de la part de manifestants, certains lui intimant l’ordre de déguerpir. Ce qui l’ a marqué aussi, ce sont des allusions récurrentes à Israël. «Il ne s’agissait pas de propos ouvertement antisémites, mais d’insinuations au relent nauséabond».
Lors du premier défilé, des manifestants l’avaient pris à partie au nom de leur «liberté». Qu’importe, le Dr Haegy a simplement ajouté ce mot en grandes lettres sur l’envers de sa pancarte. «La deuxième fois, lorsqu’un anti-pass devenait agressif, je tournais simplement ma pancarte. Cela signifiait clairement que moi aussi j’ai le droit d’être là, au nom de ma propre liberté».
Que pouvait un homme seul au milieu des quelques 3.000 manifestants ? Occuper le terrain. «Il y a en France 175.000 opposants au pass-sanitaire et 43 millions de personnes qui ont accepté la vaccination. Mais on n’entend que les premiers.» Dans le cortège, Jean-Marie Haegy observe l’agglomérat des «antis» : anti-système, anti-Macron, Gilets jaunes, anti-pass. «Qu’ils soient anti-ceci ou anti-cela, et même anti-pass sanitaire, ça m’est égal. Je voudrais juste qu’ils se fassent vacciner».
Parmi les interactions avec les manifestants, certaines sont plutôt courtoises, voire bon enfant. «J’ai échangé avec une personne la première fois et l’ai recroisée une semaine plus tard. Nous avons constaté paisiblement que nous n’avions ni l’un ni l’autre changé d’avis». Mais ce qui a marqué le Dr Haegy, c’est sa rencontre avec des soignantes. «Elles ont contesté mes chiffres, m’ont demandé mes sources, m’ont lancé d’autres chiffres et d’autres sources. Elles essayaient vraiment de me convaincre».
Jean-Marie Haegy retournera dans les rues dès que possible, même si ce n’est pas l’endroit où il se sent le mieux. «Ce que j’aime, c’est l’ambiance des services d’urgences et de réa, là où je fais encore des gardes, là où je suis appelé en renfort Covid.» S’il entend poursuivre son action à son retour des Antilles, «droit dans ses bottes», Jean-Marie Haegy ne veut pas pour autant devenir un chef de file.
«Sur les réseaux sociaux, beaucoup de personnes m’encouragent ou me demandent de faire attention à moi. Certains proposent de m’accompagner». Ravi de faire des émules, le médecin est aussi très soucieux d’éviter toute confrontation avec des personnes dont certaines sont «persuadées que la Terre est plate». «L’idéal, ce serait de voir des manifestations pro-vaccination mais en des lieux et à des heures différentes». Une initiative en ce sens semble se profiler, à Lyon.
Lorsqu’on lui demande s’il fait un lien entre cet engagement d’hier et sa présence aujourd’hui sur les pavés de Colmar pour défendre la vaccination, c’est une mission précise que Jean-Marie Haegy se remémore. Sa voix jusqu’alors si énergique s’affaiblit, les mots s’espacent, deviennent lourds.
«J’étais au Karamoja, en Ouganda, au tout début des années 1980, avec Médecins du Monde. Il y avait la guerre, la famine, les épidémies. La rougeole. La population était décimée, il y avait tellement d’enfants qui mouraient. Tous les matins, on entassait les corps des enfants sur des chariots qu’on poussait jusqu’aux charniers. C’était dur, vous savez. Ces images… Encore maintenant, c’est dur».
Sur la photo, juste derrière le Dr Haegy, on peut lire sur le mur à l’aplomb du panneau bleu «RUE DES SERRURIERS» une inscription au pochoir. Quelques mots qu'il n'avait pas remarqués : «il faut de toi pour faire un monde».
Benoît Blanquart