À l’été 14, beaucoup partent au front convaincus que le conflit sera bref. Dès l’automne pourtant, le front occidental se fige pour trois ans d’une interminable guerre de position. Celle-ci laisse une place centrale à l’artillerie, principale cause des morts et des blessures – les deux-tiers environ. Un «orage d’acier», pour reprendre un titre d’Ernst Jünger, qui bouleverse rapidement la médecine de guerre, confrontée à des blessures jamais vues jusque-là. Avec un défi immense : la prise en charge de blessés de la face défigurés au sens littéral du mot.
Sur les 8 millions de soldats mobilisés par la France entre 1914 et 1918, 1,4 millions furent tués. Deux fois plus furent touchés par des blessures de gravité variable, et pour 11 à 14 % d’entre eux le visage fut atteint. Les impacts pouvaient être directs – grenades, balles, billes de shrapnells, éclats d’obus – ou indirects, causés par des esquilles de bois arrachés des parapets ou des fragments de leurs propres casques.
Au soir du 11 novembre 1918 la France compte à elle seule de 10.000 à 14.000 grands blessés du visage et de la tête. Jamais un conflit n’avait laissé de telles lésions sur le corps des combattants – la guerre de Crimée puis la guerre de Sécession, avec ses premières mitrailleuses, n’ayant fait qu’effleurer le niveau de violence mécanisée et industrielle qui caractérise la Grande Guerre.
Pour ces hommes, âgés de 18 à 40 ans, les conséquences du conflit sont d’une brutalité inédite. Mâchoires et dents emportées, pommettes brisées, oreilles, nez et yeux arrachés, os du visage enfoncés et déformés… Interrogés, la plupart évoquent le vague souvenir d’un sifflement ou d’une détonation, avant une perte de connaissance presque systématique. Au traumatisme purement physique et à la douleur insupportable qui se manifeste lorsqu’ils se réveillent s’ajoute la prise de conscience de leur nouvel état, de ce visage ravagé qui provoque presqu’inévitablement un mouvement de recul chez leurs camarades et jusque chez les soignants.
A Versailles, lors de la signature du Traité, Clémenceau lui-même eut un mouvement de surprise et cette phrase : « Vous étiez dans un mauvais coin, ça se voit ! ». Les blessures spectaculaires des « gueules cassées » font peur. L’expression est du colonel Picot, un vétéran qui l’imagina dans un moment de colère, quand on lui refusa l’accès à un séminaire de la Sorbonne. « Gueule cassée ! »... Ce titre, c'est celui qu'il brandit alors, passant en force, et mimant l’homme qui venait d’entrer en s’annonçant comme député.
Si cette réaction – vécue comme une humiliation aussi profonde qu’injuste pour ces hommes qui avaient fait leur devoir – choque aujourd’hui, elle n’est pas rare dans l’après-guerre. « Oubliés » pour les rassemblements officiels ou placés à l’écart, interdits d’entrée dans certains magasins, certains cafés et certaines… maisons closes1, ces blessés si particuliers heurtent par leur seul aspect une France des Années Folles qui renoue avec la joie de vivre. Mais c’est sans doute dans le cercle familial et dans l’entourage amical que ces délabrements de la face changent à jamais le quotidien des blessés et de leurs proches.
Henriette Rémi, une infirmière suisse qui a travaillé dans un dispensaire pour grands blessés pendant la Première Guerre, a laissé plusieurs témoignages insoutenables livrés par ces hommes que plus personne ne reconnaît. À commencer par leurs épouses et leurs enfants. Le cas d’un certain Lazé, instituteur de métier, en est l’illustration.
Touché au niveau du nez et des yeux, emportés par un obus, Lazé est aveugle. Il guérit pourtant, petit à petit, et reçoit l’autorisation d’aller visiter sa famille et son petit garçon. À la porte, celui-ci se rue vers son père – et s’arrête net avant de se réfugier dans la maison en criant « Pas papa, pas papa ! ».
« Lazé était désolé, écrit Henriette Rémi ; le garçon tremblait, son père aussi. Sa femme lui as dit : “Tu as fait trop vite, tu aurais dû prendre des précautions.” Il se prit la tête dans les mains et gémit : “Imbécile ! Imbécile ! Mais comment aurais-je pu savoir que j’étais si affreux à voir ? On aurait dû me le dire ! ”» Et Henriette de conclure : « Le désespoir, la honte me saisirent. Oui, il avait raison. À l’hôpital, nous n’avions qu’un désir : les convaincre qu’ils n’étaient pas si terrifiants, et regardez le résultat ».
De retour à l’hôpital, le vétéran s’effondre : « Ayant été autrefois un homme, je suis désormais un monstre, un objet de terreur pour mon propre fils, un fardeau pour ma femme, une chose honteuse pour l’humanité ». Le soir même, Lazé se suicide en s’ouvrant les poignets avec son canif.
Au désespoir des blessés s’ajoute le désarroi des soignants. Pourtant, cela ne les empêche pas de prendre en charge ces blessés dont les lésions ne modifient pas seulement la géographie et l’aspect des visages. Avant même leurs conséquences psychiques, elles posent un véritable défi aux chirurgiens lorsqu’il s’agit de reconstruire ce qui peut l’être, pour redonner aux blessés la faculté de déglutir, de s’exprimer, voire de respirer sinon normalement, au moins plus aisément.
C’est au demeurant tout le défi d’une prise en charge qui nécessite souvent un double traitement chirurgical et prothétique. Si aucun accompagnement spécifique des blessés de la face n’est mis en place avant 1925, avec l’adoption par les parlementaires d’un « préjudice de défiguration », ces anciens combattants sont très rapidement traités à part des autres blessés, et ce dès le début du conflit. La nature de leurs blessures et la durée des soins nécessaires l’explique en partie. Mais c’est aussi pour les médecins une manière de protéger ces hommes du regard des autres, quitte à favoriser l’émergence d’une forme d’enfermement et de repli. D’un sentiment de solidarité très puissant entre patients, aussi.
À quoi ressemblent ces blessures et leur traitement ? À court terme, tout le paradoxe tient au fait que leur caractère spectaculaire – qui fait que les brancardiers ont probablement laissé pour morts sur le champ de bataille des hommes qui auraient pu être sauvés – ne les rend pas plus graves que d’autres blessures. Plutôt moins, en réalité, la vascularisation très dense du visage et le peu de tissus graisseux limitant le risque d’infection ou de gangrène gazeuse.
Une fois traitées les urgences absolues – dégagement des voies respiratoires, hémorragies – la prise en charge peut être d’autant plus diversifiée qu’elle progresse rapidement grâce au flux constant de nouveaux patients. Accueillis d’abord en région parisienne dans des unités vite débordées comme celle du Val-de-Grâce ou de l’hôpital Lariboisière, ils sont ensuite envoyés dans de nouveaux services créés partout sur le territoire : Bordeaux, Amiens, ou Lyon, qui développa rapidement une expertise reconnue grâce aux liens entre les stomatologues, les chirurgiens et leurs confrères de l’École dentaire.
La réponse médicale qui se développe se divise en trois champs principaux (appareillage, greffes et prothèses) mais les premiers progrès sont ceux de l’anesthésie : les techniques classiques à l’éther ou au chlorure d’éthyle ne conviennent pas pour une chirurgie de la bouche et de la face, puisqu’elles supposent le port du masque d’anesthésie pendant l’intervention. Les anesthésistes développent donc de nouvelles méthodes, à commencer par la généralisation des voies intraveineuses.
Premier type de traitement, l’appareillage est plutôt destiné aux blessés les moins atteints. Pour des fractures ou des déplacements, les médecins préfèrent immobiliser les arcades, refermer les plaies qui peuvent l’être et utiliser les ligatures, les arcs ou les gouttières, pour soutenir ou replacer ce qui reste des maxillaires. Des ouvre-bouches sont également utilisés pour étirer les muscles encore existants et retrouver de l’élasticité.
Certains blessés durent utiliser des appareils masticateurs toute leur vie, d’autres portèrent plusieurs semaines le casque dit « Darcissac », relativement efficace pour replacer la structure osseuse mais extrêmement douloureux et fatiguant. Les blessés ont constamment la bouche ouverte pendant trois à quatre semaines, d’où une salivation permanente qui valut à l’unité spécialisée du Val-de-Grâce le charmant surnom de « Service des baveux »…
Autre instrument, très vite perçu comme une torture par des patients qui ne purent pas tous aller au bout du traitement : le procédé des sacs. Conçu en 1916, il consistait à placer des plaquettes en bois dans la bouche avant d’y suspendre des sacs pour replacer la bouche dans sa position normale. Les sacs pouvaient peser jusqu’à trois kilos…
La chirurgie maxillo-faciale concerne des patients dont il faut reconstruire la face en profondeur, pour leur permettre de retrouver des fonctions aussi fondamentales que la mastication, la déglutition ou la phonation. Qu’il s’agisse d’une chirurgie au sens strict ou d’une chirurgie associée à des prothèses, les défis sont immenses face à des destructions et à des pertes de substances osseuses et musculaires encore rarement vues.
Pour les parties osseuses, la greffe ostéopériostique est déjà connue depuis quelques temps en 1914. Progressivement adaptée et codifiée, elle consiste à prélever un fragment tiré du tibia, d’une côte ou d’une omoplate du blessé pour en faire un greffon malléable, capable de combler les cavités des blessures, de retrouver une certaine continuité osseuse et de corriger au moins grossièrement les difformités faciales les plus spectaculaires.
Pour les parties molles, deux principales techniques vont être employées et souvent combinées pour obtenir un effet similaire sur les chairs. La première, dite « greffe italienne », a été mentionnée dès le XVe siècle par le médecin italien Tagliacozzi, rebaptisé «Chirurgien des miracles». Son ouvrage Chirurgia nova de nasium, aurium, labiorumque defectu per insitionem cutis ex humero lui valut d’ailleurs d’être excommunié par l’église catholique. La technique consiste à prélever un lambeau de peau sur le bras du patient puis à l’apposer sur la plaie du visage pour la refermer progressivement. La contrainte est énorme : pour permettre la continuité, vasculariser l’ensemble et permettre à la plaie de se refermer, il faut maintenir une bonne quinzaine de jours le bras près du visage à l’aide d’une structure métallique, le tout au prix des douleurs et de l’inconfort qu’on imagine.
La seconde, développée par le chirurgien Léon Dufourmentel à la fin du conflit, donne de meilleurs résultats. Elle consiste cette fois à prélever des lambeaux de cuir chevelu sur le crâne des patients pour les greffer ensuite sur le visage, essentiellement vers le menton. Les rejets sont rares, le risque de rétraction moindre et le bourrelet de chair qui se crée petit à petit permet de redonner à la face un semblant de forme « normale », des greffes graisseuses venant parfois combler les cavités restantes.
Vient ensuite le traitement prothétique. Le premier objectif est fonctionnel, et là encore infiniment varié en fonction des blessures ; il s’agit essentiellement de remplacer ou compléter les mâchoires et les dents emportées. Caoutchouc, métal léger, porcelaine, premiers plastiques : les progrès des matériaux permettent d’explorer de nouvelles pistes avec des prothèses amovibles ou fixes (couronnes, bridges, etc.), et surtout plus ou moins agréables à porter.
L’aspect esthétique est aussi essentiel pour des hommes qui ont à ce stade enduré des souffrances physiques considérables et doivent désormais affronter le regard des autres. Dernière phase de la reconstruction, les faux yeux ou faux nez sont souvent associés à des accessoires, lunettes ou barbe, qui permettent de couvrir une partie des dégâts et de masquer l’aspect rosâtre ou luisant de la peau. Certains blessés, trop incommodés par ces accessoires et suffisamment forts sur le plan mental, optent à l’inverse pour de simples bandages ou assument leur nouvelle apparence, le visage nu.
Quelques « Gueules cassées » auront recours à des masques comme ceux que confectionnaient Ana Coleman Ladd. Sous l’égide de la Croix-Rouge, l'artiste américaine ouvre à Paris en décembre 1917 le « Studio for Portrait Mask », un atelier de masques qu’elle conçoit et dessine elle-même. Ana Coleman Ladd n’est pas médecin ; elle est en revanche une des premières à défendre un principe qui deviendra essentiel en matière de prothèses esthétiques : l’importance de se rapprocher lorsque c’est possible de l’apparence d’avant. « Un masque qui ne ressemblerait pas à l’homme tel qu'il était connu de ses proches serait presque aussi néfaste que la mutilation elle-même. »
Il ne s’agit pas de dissimuler mais bien de retrouver un visage. Ce qui suppose de passer du temps avec chaque Poilu, de discuter, de comprendre comment ils se sentent, ce qu’isl espèrent. Elle leur demande également d’apporter des photos d’eux avant leur blessure – celle de leur livret militaire le plus souvent, parfois de leur mariage. Vient ensuite le moulage, avec d’abord l’empreinte du visage défiguré puis la reconstitution à la pâte à modeler des traits d’avant-guerre. C’est ensuite par galvanoplastie que le masque est fabriqué ; le moulage est plongé dans un bain de sulfate de cuivre traversé d’un courant électrique. La fine plaque de cuivre obtenue pèse quelques grammes. En la recouvrant d’une peinture-émail, l'artiste cherche à reproduire précisément la couleur de la peau et l’aspect du visage disparu. Les détails – sourcils, cils, moustaches – sont parfois réalisés avec de vrais cheveux.
L’initiative d’Ana Coleman Ladd – encouragée par Léon Dufourmentel, le précurseur de la chirurgie maxillo-faciale – durera deux ans. Jane Poupelet, sculptrice française qui rejoignit le Studio, avouera plus tard à quel point elle en fut marquée. « Après avoir vu plein de douleurs, je ne sculpterai jamais plus comme avant ».
Des centaines de mutilés auront bénéficié de leur travail, même si là encore la solution purement esthétique n’est pas parfaite : les visages vieillissent, pas les masques. La plaque de cuivre donne aux soldats une apparence figée, les condamnant ad vitam à la même expression. Difficile aujourd’hui, sur des clichés en noir et blanc, de juger de l’effet.
Certains blessés finirent par renoncer à porter ces masques qui parfois s'abîmaient au bout de quelques années. Mais ils jouèrent un rôle crucial. Dans les lettres de remerciement qu’Ana Coleman Ladd consigna, les soldats lui écrivaient « Grâce à vous, j'aurai un foyer » ou encore « La femme que j'aime ne me trouve plus repoussant, comme elle en avait le droit. »
Note :
1- Détail certes, mais détail pittoresque : certains bordels célèbres, comme le One Two Two, adoptèrent une politique inverse en réservant certains soirs de semaine aux anciens combattants…