La relation médecin-patient traverse une crise profonde, depuis des années, avec des conséquences non seulement sur la santé individuelle mais également sur la santé collective. Les mouvements antivax et la diffusion des médecines dites «alternatives» sont les conséquences logiques d'une relation médecin-patient en souffrance. Le professeur Fabrizio Asioli, psychiatre italien, est l''auteur du livre La relazione di cura. Difficoltà e crisi del rapporto medico-paziente1 («La relation de soin – Difficulté et crise dans la relation médecin-patient»). Interview.
Les causes sont multiples. Certaines sont subjectives, lorsque par exemple des patients reprochent à leur médecin un manque de disponibilité. D'autres causes sont objectives, structurelles. Dans mon livre, je soutiens la thèse selon laquelle la crise actuelle de la relation médecin-patient découle d'un changement structurel qui, paradoxalement, est lié à un fait positif de l'histoire de la médecine.
Je fais référence au grand développement que la médecine a connu au cours des cinquante dernières années. Cette évolution prodigieuse a eu des répercussions qui ont fortement compliqué la relation médecin-patient. Tout d'abord, l'émergence de spécialisations et d'ultra-spécialisations a conduit à une rupture entre le patient et son corps. Aujourd'hui, il est difficile d'imaginer qu'un médecin sache tout : l'hépatologue s'intéresse au foie, le cardiologue au cœur, etc. Le patient perçoit cette fragmentation. Généralement, la relation avec le patient n’est plus entre les mains d’un seul médecin. Le généraliste, qui devrait être une sorte de figure de proue, est souvent sous-estimé. Le patient a l'impression que l'intérêt de la médecine se porte vers ses organes, non vers lui en tant que personne.
Deuxième changement positif majeur : les outils de diagnostic actuels sont extraordinaires et nous permettent de voir en détail l'intérieur du corps du patient. Ils ont remplacé les compétences manuelles de sémiologie, palpation, auscultation. Mais avec eux disparaît aussi le pouvoir rassurant des mains pour toucher les gens. Edward Shorter, historien de la médecine, avance le paradoxe suivant : les patients ont commencé à se sentir moins pris en charge lorsque la médecine a commencé à mieux les traiter. L'amélioration des traitements, la disponibilité accrue des médicaments, la multiplication des stratégies thérapeutiques visant les maladies ont entraîné un éloignement des médecins de la personne qui se trouve à l'intérieur des patients. Naturellement, le patient souffre de cette réduction de la présence du médecin, ce qui entraîne une perte de confiance envers le médecin et la médecine.
Je suis assez pessimiste, car peu de médecins ont conscience de l’ampleur de cette crise. Il y a quelques années, j'ai mené une enquête auprès de mes collègues en Émilie-Romagne ; les résultats ont clairement montré le manque de conscience du problème, certains médecins niant même cette crise de la relation entre le médecin et le patient. Aujourd'hui, il est probable que plus personne ne nie cette crise. Mais de nombreux médecins la minimisent. Ils pensent en identifier les causes, mais ce qu’ils voient sont en réalité les effets d'un processus qu'ils ne comprennent pas.
Il est vrai qu'aujourd'hui le temps manque, que les médecins ont trop de patients. Il est vrai que les patients sont plus exigeants, trop exigeants, parfois grossiers. Il est vrai qu'Internet a modifié le rôle du médecin, relégué au rôle de consultant de second niveau lorsque le patient arrive au cabinet en ayant déjà une idée de ce qu'il a et de la façon dont il doit être traité. Tout cela est vrai. Mais sans une prise de conscience du problème dans sa globalité, des changements culturels, sociaux et scientifiques qui le sous-tendent, il est impossible de trouver des solutions.
La pandémie affecte la relation entre le médecin et le patient de manière contradictoire. Il y a des conséquences positives, sans aucun doute. Par exemple, le fait de voir des médecins dans les hôpitaux s'occuper de patients critiques en soins intensifs a amélioré l'image sociale de la médecine. Les médecins, ainsi que tous les professionnels de la santé, ont été très appréciés pour cela. D'autres conséquences ont été beaucoup moins positives, comme l’amplification du phénomène antivax, qui est l'expression la plus explicite du manque total de confiance dans la médecine et les médecins.
Tous ont été impactés, mais à mon avis les médecins généralistes et les pédiatres l’ont été davantage. Ils devraient être le pivot central de tout système de santé de qualité. C'est déjà le cas dans les pays anglo-saxons, où les médecins de famille sont à la base du système de soin. À mon avis, ce rôle fondamental découle précisément de leur possibilité de construire une relation privilégiée avec le patient. Cette relation forte peut avoir des effets considérables (et aujourd'hui mesurables) sur le processus de traitement.
Le médecin généraliste et le pédiatre ont un avantage structurel sur les spécialistes : ils suivent les patients au long cours, et cela les rend généralement dignes de la confiance des patients. Le spécialiste, lui, est digne de l'estime du patient, mais il n'existe pas de base solide pour une relation de confiance. C'est pourquoi la pandémie, en empêchant les consultations, les visites à domicile – bref, la routine quotidienne du cabinet – a eu le plus grand effet sur la relation médecin-patient des médecins généralistes.
La télémédecine est une excellente opportunité technologique pour surveiller les symptômes, recueillir des données, effectuer des corrections pharmacologiques. Mais si ces opérations ne sont pas suivies d’une relation du médecin avec le patient en question, je crains que cette technologie ne les éloigne encore davantage. Je pense qu'il est très difficile de parler de thérapie en dehors de la relation entre le médecin et le patient. On peut parler de traitement pharmacologique, mais pas de relation de soin.
Ces groupes d'entraide peuvent être très bénéfiques. Il est bon que les patients atteints d'une certaine pathologie puissent partager leurs expériences, intégrer un réseau de solidarité. Mais ces groupes d'entraide ne doivent pas devenir des groupes d'auto-assistance.
Administrer une thérapie est un art complexe, qui ne peut être banalisé avec une liste de médicaments identique pour tous. Administrer une thérapie, c'est administrer des médicaments, mais pas seulement. Il s'agit aussi d'administrer des mots et de la proximité. Prendre soin d'un patient implique deux actes, qui ne sont pas toujours suffisamment clairs, même pour nous, médecins. L’acte principal est celui de soigner, mais avant de soigner, il est nécessaire de rassurer le patient. Avant les examens, avant les médicaments, le patient a d'abord besoin de ne pas se sentir seul, de savoir qu'il a près de lui quelqu'un en qui il a toute confiance et qui l'aidera à surmonter son épreuve.
On ne peut pas traiter quelqu'un qu'on ne connaît pas, on ne peut pas être traité par quelqu'un qu'on ne connaît pas. Une anamnèse par messagerie et une liste de médicaments ne suffisent pas. La relation médecin-patient est centrale, est thérapeutique en elle-même depuis 4.000 ans, dans toutes les cultures, dans tous les pays, dans toutes les formes de médecine. Et cela est toujours vrai.
En simplifiant beaucoup, on peut dire qu'il y a deux catégories de confrères qui sont apparus, apparaissent et réapparaissent à la télévision, qui sont présents dans les journaux et sur les réseaux sociaux. Certains ont pour but premier d'informer. Pour eux, il serait important d'apprendre à communiquer certaines informations à un public large et hétérogène. Un médecin compétent et capable de communiquer renforce l'image sociale de la médecine.
D'autres médecins très médiatiques semblent par contre arpenter les plateaux télé pour exceller, pour argumenter, pour apparaître. Ils contribuent à donner l'image d'une médecine divisée, déchirée de l'intérieur. Il est évident que cela est préjudiciable à la relation médecin-patient, en éloignant la médecine des patients.
Dans une certaine mesure, tous les médecins sont responsables du fait que certaines personnes s’éloignent de la médecine. Subjectivement, dans son propre cabinet ou service, par ses actions individuelles, chacun porte une part de responsabilité. Collectivement, la vraie responsabilité est de ne pas avoir su prendre conscience que la médecine était en train de changer et de s'éloigner des patients. Cette absence de prise de conscience nous a jusqu'à présent empêchés de limiter les dégâts.
Non, mais cela pourrait aider à faire un premier pas pour surmonter la crise entre médecins et patients. Nous pourrions commencer par enseigner comment accorder plus d'attention au patient. Prenons l'exemple de l'oncologie. Cette discipline fait d'énormes progrès et au fil des ans : d'une spécialité qui annonçait presque toujours un pronostic négatif, elle est devenue une spécialité qui parvient à guérir de nombreux patients. L'oncologie a eu une capacité de développement extraordinaire en termes d'intervention thérapeutique et préventive, mais il n'existe pas d'école de médecine dans laquelle, outre l'accent mis sur les médicaments et le diagnostic précoce, on accorde la même attention au patient, à ses réactions psychologiques face au diagnostic de cancer, aux actions à entreprendre pour accompagner sa détresse.
Nous pourrions enseigner aux médecins à avoir une vision large de la thérapie, qui n'est pas uniquement composée de comprimés mais qui dépend beaucoup de la capacité relationnelle du médecin, de sa proximité avec le patient et de sa capacité à le rassurer. Le psychiatre Michael Balint a écrit dans Le médecin, son malade et la maladie : «La discussion a rapidement révélé que le médicament de loin le plus utilisé en médecine générale est le médecin lui-même, c'est-à-dire que ce n'est pas seulement le flacon de médicament ou la boîte de pilules qui comptent, mais aussi la manière dont le médecin l'offre à son patient, voire toute l'atmosphère dans laquelle le médicament est donné et pris». Ce texte fut écrit en 1961 et il est toujours d’actualité.
Les médecins doivent apprendre à s'administrer eux-mêmes parce qu'ils ne savent généralement pas le faire. Ils n'utilisent pas ce puissant ressort thérapeutique qui leur vient, lorsqu’ils la mettent en œuvre, de leur capacité relationnelle. Je crois que si le médecin acquiert cette capacité de s'administrer lui-même comme un médicament, il s’ouvre la possibilité de recevoir davantage de reconnaissance de son effort professionnel. Cela limite assurément les risques de burnout, qui n'est pas seulement causé par la fatigue physique, mais aussi, sur le plan psychologique, par l'insatisfaction au regard de la quantité de travail fournie. Cette capacité du médecin à récupérer sa propre part de prise en charge du patient peut en effet le protéger lui-même.
(propos recueillis par notre rédaction d'esanum.it)
Note :
1- La relazione di cura. Difficoltà e crisi del rapporto medico-paziente – ed. Franco Angeli (2019).