Coronavirus : Lodi, l'hôpital italien où tout a commencé

L'hôpital de Lodi est un pionnier de la lutte contre le coronavirus. Situé à l'épicentre de l'épidémie italienne, c'est là que fut accueilli le premier patient, suivi d'un afflux incessant de personnes contaminées. Le médecin qui dirige les Urgences et l’unité Anesthésie et Réanimation raconte les jours qui ont suivi : l'adaptation inédite et brutale d'un hôpital pour sauver le plus grand nombre.

L'hôpital de Lodi (Lombardie, Italie) fait face à l’épidémie depuis l’admission mi-février de Mattia, 38 ans, le premier patient italien. Il prend encore en charge un grand nombre de patients, dans cette zone considérée comme l’épicentre de l’épidémie sur le territoire italien.
Témoignage du Dr Enrico Storti, chef des Urgences et de l’unité Anesthésie et Réanimation.

Dr Storti, comment allez-vous ?

À dire vrai, je suis très éprouvé. Depuis le début de cette crise j'ai perdu 4 kilos. Tout le monde ici à l'hôpital commence à ressentir le poids de la fatigue, mais nous faisons de notre mieux pour continuer à soigner les malades.

Comment tout cela a commencé ?

Le 20 février, un patient est arrivé aux urgences de l'hôpital local de Codogno [25 km de Lodi] en présentant une grave insuffisance respiratoire hypoxémique, un tableau de SDRA, des infiltrations pulmonaires bilatérales. Nous avons commencé le protocole habituel pour rechercher les causes, et en présence d'un patient jeune et un tableau clinique très sérieux nous avons insisté sur l'investigation étiologique.

La Dre Malara, qui était de service ce jour-là a minutieusement étudié les antécédents médicaux jusqu'à ce qu'elle trouve un lien potentiel avec le nouveau coronavirus. L'infection aurait pu se produire une dizaine de jours plus tôt, lorsque le patient avait rencontré une personne qui revenait d'un voyage en Chine, dans une région pourtant éloignée de Wuhan. C’est cette information qui a conduit la Dre Malara à suspecter un cas de COVID-19.

Les résultats d’un premier prélèvement n’ont pas fourni d'indications claires. Le deuxième était plus parlant. Il me semble que c’était il y a un siècle, pourtant c’était il y a quelques semaines à peine. Sans l'intuition du Dr Malara, nous aurions réalisé plus tard que le virus se propageait. La situation aurait été encore plus dramatique. Ce diagnostic fut d’autant plus crucial que le patient que nous appelions alors « patient 1 » s'est en fait avéré être un patient x. Aujourd'hui on peut l’affirmer : avant ce patient il y a eu d'autres cas de COVID-19 en Italie, probablement moins graves ou subcliniques, et donc non diagnostiqués.

Quelle fut la situation à l'hôpital de Lodi pendant les premiers jours de l'épidémie ?

L'hôpital de Lodi a été le premier en Italie à faire face à une situation aussi compliquée. D’abord  d'un point de vue quantitatif, car nous étions confrontés à un nombre élevé d'admissions aux urgences, je parle de plus de 200 admissions quotidiennes. Dès les premiers jours, le flux de nouveaux patients aux urgences a été constant. Les patients arrivaient par vagues de plus en plus nombreuses.

D'un point de vue qualitatif, tous ces patients présentaient un tableau clinique de gravité moyenne ou élevée. Tant de patients, tous ensemble, tous graves, tous potentiellement en soins intensifs, tous ayant besoin des mêmes dispositifs de traitement. Le tout avec une très forte demande de soins, car le SDRA est en fait l'une des 2 ou 3 pathologies critiques qui ont la charge de soins la plus élevée, absorbant beaucoup de temps et d'énergie des médecins et, surtout, des infirmières.

Il a été immédiatement clair que la réponse de l'hôpital ne pouvait pas être conventionnelle. Très rapidement, nous avons transformé l'hôpital et nous avons transformé notre façon de travailler.

Qu’avez vous modifié en termes d’organisation ?

L'évolution de l'utilisation des zones hospitalières a été une constante au cours des vingt derniers jours. Les équipes médicales ont également été redéfinies, dans tous les domaines, en fonction de l'intensité des soins requis par les patients COVID-19. La limite dans la gestion des patients n'était plus l'expertise du spécialiste, mais la capacité à fournir des soins à différents stades de la gravité de la maladie.

Le parcours de ces patients comprend les premiers soins, l'hospitalisation classique, l'hospitalisation «sous-intensive», les soins intensifs. Tous les médecins et professionnels de la santé ont été affectés à ces patients sur la base de leur capacité à fournir une assistance aux patients en fonction du degré d'intensité de la pathologie en cours.

Nous avons donc modifié la structure de l'hôpital, la fonction des zones et transformé les équipes de travail. Les zones qui n'étaient pas consacrées aux soins intensifs le sont devenues, nous avons créé de nouvelles zones de soins sous-intensifs, nous avons déplacé des services et des salles entières.

De nombreux changements structurels ont été effectués au fur et à mesure, sur la base de nos observations. Par exemple, nous avons réalisé qu'une très grande partie des patients COVID-19 qui n'avaient pas besoin de soins intensifs avaient quand même besoin d'une oxygénothérapie. Les raccordements à l’oxygène étaient insuffisants, nous en avons créés.

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Les urgences ont été complètement repensées. La disposition des salles d'examen a été complètement modifiée, l'utilisation de l'OBI [Osservazione Breve Intensiva - salle d’observation des urgences] a été radicalement changée, une zone a été créée pour la ventilation avec CPAP [Continuous Positive Airway Pressure], le seul mode de ventilation quantitativement acceptable pour un si grand nombre de patients sans utilisation de respirateurs.

Les urgences ont subi un changement structurel et une redéfinition des équipes de soins. Nous avons défini de nouveaux critères d'acceptation, de triage et de gestion des patients. Nous avons également défini deux zones pour les patients qui ont besoin de soins moins intensifs, la zone jaune et la zone orange. Il s'agit des services de médecine générale transformés, où nous pouvons traiter un total d'environ 70 patients.

Dans la zone jaune, nous admettons les patients ayant un diagnostic précis de COVID-19, et dans la zone orange les patients ayant un diagnostic non encore défini. Depuis le début de la crise, nous avons toujours essayé de distinguer précisément deux voies, l'une pour les patients positifs au coronavirus et l'autre pour les patients suspects mais pas encore confirmés. Depuis nous avons également consacré d'autres zones aux patients positifs, en récupérant des lits de chirurgie spécialisée et en « doublant » la salle d’urgence d’une deuxième, équipée d'une shock room, dédiée aux patients COVID-19 négatifs.

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Nous avons actuellement une zone «sous-intensive», que nous avons appelée la zone bleue, où sont admis jusqu'à 18 patients ayant une demande de soins moyenne à élevée. Auparavant, notre zone sous-intensive comptait 5 lits. L'équipe que nous avons affectée est multidisciplinaire, avec des réanimateurs, pneumologues, infectiologues. Cette zone permet de traiter les patients de manière satisfaisante en attendant l'accès aux soins intensifs pour ceux qui en ont besoin. Elle permet de gagner du temps en attendant que les places soient libérées des soins intensifs.

L'unité de soins intensifs est progressivement passée de 7 à 20 places, et ce n’est pas fini. Nous prévoyons d'attribuer une nouvelle zone de l'hôpital à l'unité de soins intensifs, pour accueillir 9 lits supplémentaires.
La transformation de l'hôpital s'est avérée être l'un de nos atouts pour faire face à l'urgence. Il y a eu un grand engagement de la part de tous, des chefs de services et de notre brillant responsable de la technologie et des installations.

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Comment avez-vous géré les ressources ?

L’hôpital s'est retrouvé face à ce qui a toutes les caractéristiques d'une urgence majeure, qui est justement définie par la disproportion brutale entre les ressources et les besoins.

Nous avons donc dû réaffecter nos ressources, utiliser notre personnel en changeant son affectation et sa façon de travailler. Nous avons dû redéfinir presque complètement les ratios  entre les patients, les médecins, les infirmières, l’ensemble du personnel.

Il n'était plus possible de travailler comme, passez-moi l'expression mais elle donne une idée, «en temps de paix». Nous avons donc totalement changé notre façon de travailler d'un point de vue clinique et nous avons appris à travailler d'une manière différente. Ne disposant pas de ressources proportionnées aux soins nécessaires immédiatement, nous avons utilisé différemment celles disponibles.

Par exemple, nous mettons en place des normes de soins qui ne sont pas «gold standard» mais qui nous permettent d'aider nos patients. Le CPAP n'est pas l'appareil le plus approprié pour assister un patient atteint de SDRA, qui devrait bénéficier d'une place en soins intensifs et d’une  ventilation mécanique, d'oxyde nitrique, de pronation, etc. Mais le CPAP, en ces jours difficiles, nous a permis de maintenir en vie un grand nombre de patients pendant que nous ajustions notre réponse en matière de soins. Cela nous a permis de gagner du temps, le temps nécessaire pour  réaménager l’hôpital et nous organiser afin d'aider tous les patients au mieux de nos capacités. Suivre les normes habituelles aurait été une erreur.


Que pensez-vous des recommandations de la SIAARTI ? 1

Au cours des trois dernières semaines, de nombreux collègues sont venus en personne pour voir de leurs propres yeux ce à quoi nous étions confrontés et comment nous faisions. Je parle de collègues expérimentés, à la tête d'unités prestigieuses, avec trente ans d'expérience, qui se sont retrouvés face à un scénario qu'aucun d'entre eux n'avait jamais vu auparavant et qui, probablement, sera difficile à revoir dans un pays industrialisé comme le nôtre.

Nous, médecins réanimateurs, avons toujours été appelés à faire des prévisions sur le rétablissement potentiel de certains patients et à équilibrer les risques et les avantages du traitement de réanimation. En effet, tous les patients ne sont pas en mesure de répondre aux soins intensifs, de bénéficier d'une réanimation. Nous sommes habitués à mettre sur une balance le poids du traitement de réanimation et la capacité du patient à l'absorber. Cependant, avec le coronavirus, ce travail nous a été demandé d'une manière qu'aucun d'entre nous n'avait jamais connue auparavant, tant quantitativement que qualitativement.

Le document de la SIAARTI quantifie les perspectives de guérison par rapport à des variables qui sont normalement prises en compte, telles que l'âge, les co-pathologies, les défaillances d'organes, la qualité de vie espérée, etc. L'analyse de ces variables nous aide à évaluer le potentiel d'un patient à surmonter un traitement de réanimation. Dans ces circonstances, nous avons fait de notre mieux pour fournir le meilleur traitement possible à chacun de nos patients, en fonction des ressources dont nous disposions, dans une situation très compliquée.

(Voir à ce sujet notre interview d'un médecin anesthésiste italien : «Vous ne pourrez pas aider tout le monde, vous devrez choisir.»)

Début mars, nous apprenions que l'hôpital de Lodi serait l’un des trois centres spécialisés en Lombardie pour le traitement des coronavirus. Qu'est-ce que cela signifie en pratique ?

Qu'est-ce que cela signifie, aujourd'hui, de parler d'hôpitaux spécialisés dans les coronavirus ? Je ne sais pas, car la situation a évolué en quelques jours au point d'imaginer que bientôt chaque hôpital sera obligé de traiter des cas de COVID-19.

L'hôpital de Lodi, chronologiquement le premier à faire face à cette urgence, a certainement développé un savoir-faire précieux pour tous les autres hôpitaux. Ces derniers jours, le Dr Paglia et moi-même avons rédigé un rapport 2 dans lequel nous avons résumé nos impressions cliniques et managériales.

Nous sommes toujours au centre de l'épidémie, mais nous sommes aussi devenus un centre d'excellence dans la gestion des patients atteints de COVID-19. L'échange d'informations sur cette pathologie avec d'autres situations en Italie et à l’étranger se fait à partir d’ici.

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Comment décririez-vous le tableau clinique des patients ?

Dans ce rapport nous avons défini 5 phénotypes cliniques. En effet, nous étions confrontés à différents stades d'insuffisance respiratoire, depuis les patients qui n'avaient pas besoin de traitement jusqu'à ceux qui devaient être intubés en urgence pour éviter un arrêt cardiaque hypoxique. Il n'y a donc pas de présentation standard du patient avec COVID-19, il y a différentes présentations avec une évolution imprévisible.

Cette classification découle d’une situation d'urgence et est très «pratique». Contrairement aux collègues de Wuhan, nous n'avons pas inclus la tomodensitométrie dans le parcours diagnostique initial. Lors des vagues d'afflux de patients aux urgences, nous n'aurions pas pu effectuer tous les scanners nécessaires.

Notre catégorisation est basée sur l'anamnèse, l'analyse des gaz du sang, la radiographie pulmonaire et l'évaluation par ultrasons. Il s'agit de méthodes au chevet du patient, qui reposent sur une philosophie de point de soins : elles sont effectuées au chevet du patient, elles sont faciles et rapides à réaliser, elles ont un grand intérêt clinique et améliorent considérablement la capacité de diagnostic/gestion du médecin. Il s'agit également de méthodes reproductibles pendant le suivi des patients.

Nous avons privilégié ces méthodes parce qu'elles permettent d'obtenir des indications cliniques et pas seulement diagnostiques. Nous ne nous sommes pas préoccupés d'identifier le modèle radiographique, mais de catégoriser correctement l'intensité des soins dont nos patients avaient besoin pour les diriger vers la zone la plus appropriée de l’hôpital.


Comment les patients COVID-19 en soins intensifs répondent-ils au traitement ? Quelle est l'importance de l'âge et des comorbidités ? Combien de temps dure la phase critique ?

Les patients d'âge avancé, qui présentent des co-pathologies, avec une réserve fonctionnelle réduite, toutes conditions qui sont aujourd'hui mesurées avec les différents scores de fragilité, sont certainement mis à l'épreuve par une infection qui provoque une atteinte pulmonaire bilatérale sévère. De même, les jeunes patients sans co-pathologies sont très éprouvés si l'infection a une progression sévère.

Il y a deux éléments à prendre en compte : l'action déclenchante directe des lésions pulmonaires par le virus et les conditions cliniques préexistantes. Une action violente du virus peut avoir des effets dévastateurs sur n'importe qui. Une action plus légère mais chez les patients dont le tableau clinique préexistant détermine une fonction résiduelle limitée au départ est de mauvais pronostic.

Les patients COVID-19 en soins intensifs ont tous besoin d'un traitement de réanimation élevé, en termes de complexité, de durée et du nombre de personnels impliqués. La phase critique peut nécessiter des soins intensifs prolongés malgré les améliorations.


Où en êtes-vous aujourd’hui ?

L'hôpital de Lodi a très bien résisté à l'onde de choc initiale. Nous avons pu nous réorganiser et nous adapter à la situation, en remplissant notre fonction même dans des circonstances franchement anormales. Grâce aux efforts et à l'engagement de tous, l'hôpital est resté opérationnel. Nous continuons à travailler, et nous serons toujours là.


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Sources :
1- La Société italienne d’anesthésie, analgésie, réanimation et soins intensifs (SIAARTI) vient de publier ses «Recommandations d'éthique clinique pour l'admission et la suspension de traitements intensifs dans des conditions exceptionnelles de déséquilibre entre les besoins et les ressources disponibles»
2- Rapport de première ligne Covid-19 - structure de gestion organisationnelle de la PS/DEA dans le contexte d'une épidémie ou d'un foyer pré-épidémique