Depuis le 1er janvier, les préservatifs masculins sont gratuits pour les jeunes de 18 à 25 ans, pour peu qu’ils se les procurent en pharmacie. Mais c’est une autre date qui retient notre attention. Ou plutôt deux.
En 1978, des étudiants de l'université de Californie à Berkeley organisent la Semaine nationale du préservatif. Une idée reprise à la fin des années 1980, en pleine pandémie de VIH, par un groupe de soutien aux patients soucieux de promouvoir les pratiques sexuelles sûres. La date subtilement choisie par nos amis américains pour leur journée nationale du préservatif ? Le 14 février, jour de la Saint-Valentin.
Mais en 2009, sous l’impulsion d'une grande organisation à but non lucratif de lutte contre le sida – AIDS Healthcare Foundation –, la journée nationale devient internationale. Et avance d’un jour au passage. Quelle meilleure occasion que ce 13 février, “International Condom Day”, pour évoquer la (longue) histoire du préservatif ?
Il suffit de se balader à travers les vestiges de Pompéi pour constater que la tendance de l’être humain de sexe mâle à dessiner des biroutes sur les murs ne date pas d’hier. Toutefois, les premières représentations de protection du pénis remontent plus loin encore que l’époque romaine.
6.000 ans avant notre ère, certaines sculptures égyptiennes représentaient déjà des sortes d’étuis placés à un endroit stratégique de l’anatomie masculine, sans qu’on sache vraiment quel sens accorder à ces images qui peuvent autant renvoyer à un rituel qu’à un véritable moyen de contraception ou de protection contre les maladies vénériennes. Bref, les origines de la capote sont floues.
Dans les sociétés antiques prises au sens large, la tendance générale consistait à estimer que le contrôle des naissances était essentiellement une affaire de femmes, d’où l’apparition d’une série de méthodes contraceptives.
Certaines relevaient de la pure magie, d’autres de l’herboristerie comme le fameux silphium de Cyrénaïque. Victime de son succès, cette plante condimentaire et médicinale qui poussait donc près de l’ancienne cité grecque de Cyrène disparut au 5e siècle.
Une autre méthode potentiellement efficace, les pessaires – sorte de «bouchons» d’herbe et de tissu – fut décrite par le médecin romain Celse : «Les agents anticonceptionnels étant préparés, on les étale sur un tampon de laine douce…».
Faute de preuves concrètes, l’existence de préservatifs masculins dans l’Antiquité gréco-romaine fait par contre encore débat. Mais des allusions semblent montrer que les Grecs et les Romains utilisaient à l’occasion une forme sommaire de protection en confectionnant des sortes d'étuis destinées à recouvrir le pénis.
Quant à la matière utilisée, une légende attachée au roi Minos évoque des vessies de poissons ou de chèvres tandis que d’autres sources parlent de boyaux de moutons ou d'agneaux, cousus sur une extrémité et attachés de l'autre à un ruban que l'on nouait autour du pénis. Ce qui devait être très joli.
Pour trouver la première trace incontestable et avérée d’une sorte de proto-capote, il faut enjamber quelques siècles et se tourner vers l’Italie du Rinascimento (la Renaissance), époque où la France tente de conquérir le royaume de Naples et le duché de Milan.
C’est à ces onze guerres d’Italie successives qu’on doit la première description de l’épidémie de syphilis – autrement dit la vérole, vite rebaptisée «maladie française» par les Italiens en général et par Gabriele Falloppio en particulier. L’anatomiste et chirurgien en fait d’ailleurs le titre d’un ouvrage entier, le De Morbo Gallico.
Publié en 1564, l’ouvrage évoque certes les symptômes et les causes de la vérole, mais pas seulement : on y trouve la première description d’un ustensile que Fallope prétend avoir inventé, sorte de gaine en lin destinée à couvrir non pas l’ensemble de la verge mais le seul gland, l’ensemble tenant en place grâce au petit cordon noué sous la base du prépuce.
Mais attention à ne pas faire de Fallope l’inventeur du préservatif moderne : le texte latin laisse penser que son étui s’applique après un rapport sexuel à risque avec une « femme gastée», comme on disait alors. Le préservatif version Fallope, baptisée «gant de Vénus» par Shakespeare, n’est ni prophylactique, ni contraceptif, mais bien curatif.
Reste que Fallope peut se vanter d’avoir mis le sujet à l’ordre du jour en occident, où commencent à circuler une large variété de ces gaines péniennes. Que la plupart des théologiens s’empressent d’en condamner l’usage tend d’ailleurs à montrer qu’on les utilise déjà comme moyen de contraception, en contradiction avec les préceptes de l’Église.
Sur le plan des matériaux, on fait avec ce qu’on a : du lin huilé, donc, mais aussi des vessies ou des intestins, autant de produits utilisés depuis longtemps par les gantiers et par… les fabricants de saucisses.
Le 18e siècle est celui de l’émergence du préservatif dans les sources littéraires. On ne compte plus le nombre d’allusions plus ou moins directes à un produit qui reste artisanal mais se décline désormais sur mesure, au sens propre : comme les matériaux, la taille varie pour répondre aux particularités anatomiques des uns et des autres, et pour satisfaire les clients.
Car ces derniers, s’ils ont bien compris le double intérêt de la capote – prévention et contraception – n’apprécient guère de les porter. Peu souples, elles sont désagréables à enfiler et à maintenir, sans compter qu’elles limitent les sensations.
Qui plus est, ces capotes sont réputées peu fiables. À juste titre, si l’on considère la porosité naturelle de certains tissus mais aussi les trous qui se forment inévitablement vu qu’on les utilise plusieurs fois, en prenant soin de les laver et les talquer avant de les ranger soigneusement jusqu’à la prochaine occasion.
Jugée déplaisante mais nécessaire, la capote fait pourtant son chemin, notamment dans les milieux libertins. Dans ses Mémoires, le célèbre Casanova, «grand fouteur» devant l’Éternel, regrette ainsi de devoir «s’enfermer dans un bout de peau morte pour prouver [qu’il est] bel et bien vivant». Tandis que la marquise de Sévigné, toujours acide, résume le sentiment général d’une formule lapidaire : «c’est une cuirasse contre le plaisir, une toile d’araignée contre le danger».
À ces reproches d’utilisateurs avertis s’ajoute une forme d’opprobre dans une civilisation baignée des préceptes de l’Église : la contraception relève du péché, le sexe pour le plaisir de la débauche. La plupart des médecins suivent ce discours, d’ailleurs.
Daniel Turner, célèbre praticien anglais, s’élève ainsi en 1787 contre le préservatif qui ne remplit à ses yeux aucun des rôles qu’on lui attribue : peu efficace en matière contraceptive, il présente à ses yeux l’énorme désavantage de pousser ses utilisateurs à multiplier les relations sexuelles à risque en se croyant à tort protégés de la vérole ou de toute autre IST.
Casanova lui-même (à gauche) fait un petit test de perméabilité
«Casanova et la redingote anglaise», gravure tirée des Mémoires de Casanova (1872)
Tout au long du 18e siècle, et quel que soit le matériau utilisé, le préservatif reste cela dit un produit de luxe. Le processus de fabrication est coûteux puisque chaque exemplaire est fabriqué à la main.
Passer du boyau de mouton à la capote nécessite un certain nombre d’étapes intermédiaires : bain de soufre, lessive, etc. Qui s’en plaindrait, d’ailleurs ? Mais en dehors des cercles aristocratiques et bourgeois, peu d’hommes peuvent s’offrir le luxe de «bien se cuirasser la pique pour braver le danger des amours».
Idem pour les femmes, qui auraient tout intérêt à exiger de leurs partenaires une protection susceptible de leur épargner une grossesse non désirée. Pour une prostituée, le prix d’une «redingote d’Angleterre», comme on dit en France, ou d’une «lettre française», comme on l’appelle outre-Manche, peut représenter plusieurs mois de salaire.
Vers le milieu du 19e, les choses changent. Le condom devient petit à petit un produit industriel grâce à la découverte d’un procédé révolutionnaire. En inventant la vulcanisation, Charles Goodyear permet de transformer le caoutchouc brut en produit élastique et résistant.
Le préservatif prend rapidement la tête de la liste monumentale des applications qui découlent de cette réticulation chimique – on vous passe les détails – , d’autant qu’il reste lavable et réutilisable.
Préservatif avec manuel en latin (1813)
Lund University Hisorical Museum
En 1870, un certain Macintosh flaire le bon filon. Jusque-là spécialisé dans la fabrication d’imperméables et de ballons, il se met à produire des capotes en caoutchouc à un rythme industriel. On assiste à un authentique changement d’époque en matière de contraception comme en matière de lutte contre les IST.
Le mot «rubber», caoutchouc en anglais, devient synonyme des condoms vendus un peu partout. Épiceries, drugstores, pharmacies... On s’y rend en général aux heures creuses pour acheter discrètement le précieux produit que les Anglais désignent par un doux euphémisme : «a little something for the weekend».
Porté par la «réclame» qui joue déjà sur le registre de l’humour parfois grivois, la capote nouvelle formule entre vite dans les mœurs, pour le plus grand bonheur de leurs utilisateurs. Dans les mœurs et dans les meubles, d’après ce passage du journal des frères Goncourt qui évoque le cas de Victor Hugo.
Deux ans après sa mort, lorsque ses amis ouvrent sa maison pour trier les affaires du grand homme, «les armoires étaient bondées de "capotes anglaises" d'un format gigantesque... Que c'était gênant de les faire disparaître en la présence de sa belle-fille... !».
Évidemment, tout le monde ne voit pas d’un bon œil cette généralisation d’un produit très vite accusé d’avoir des effets délétères sur la natalité d’une part et sur la morale publique et les mœurs d’autre part. Partout dans le monde occidental, les restrictions pleuvent sur la capote.
Le cas des États-Unis en est le plus parfait exemple. Alors qu’on peut s’y procurer des capotes littéralement partout en 1870 – y compris par correspondance – le Congrès adopte en 1873 le Comstock Act.
Cette loi rend illégales la publicité et la vente à distance «de tout article de nature immorale ou de toute drogue, médicament ou article quelconque pour la prévention de la contraception».
Dans un pays où les consommateurs vivent bien souvent à de longues distances des centres urbains, c’est une manière de tuer la capote sans l’assumer. Washington laisse ce soin aux États, trente d’entre eux interdisant dans la foulée la fabrication et la vente de préservatifs.
La conséquence ? Un bien bel effet d’aubaine pour les acteurs du marché noir qui se font un plaisir d’écouler des capotes en douce, comme les bootleggers profiteront de la Prohibition pour vendre de l’alcool de contrebande.
On retrouve ailleurs cette même chanson, avec de jolis paradoxes parfois. En Allemagne et en Italie, la vente de préservatifs est interdite pour la partie contraceptive… mais autorisée pour la prévention des maladies.
En Angleterre aussi, commerçants et fabricants s’adaptent et prennent l’habitude de présenter les préservatifs comme des prophylactiques, oubliant en apparence au moins l’aspect plus… récréatif de la capote.
Dans bien des ménages, pourtant, le condom a sa place dans l’armoire à pharmacie pour aider les couples qui ne souhaitent pas avoir d’enfant à vivre leur vie sans trop d’inquiétudes. Une étude menée à New-York entre 1890 et 1900 a ainsi montré que 45% des femmes de la ville avaient recours à des préservatifs pour éviter une grossesse non désirée.
Boîte de préservatifs réutilisables (1900)
Mais ce sont les deux guerres mondiales qui vont amener les autorités à changer leur fusil d’épaule. À une époque où la découverte du latex permet l’apparition d’une nouvelle génération de préservatifs1 plus fins et agréables à porter, la santé des soldats devient un sujet majeur.
Aucun officier n’a envie de voir la moitié de ses troupes sur le flanc après une permission. La capote s’installe donc dans les paquetages des Poilus et des soldats allemands – les premiers à en bénéficier – au même titre que d’autres produits «pharmaceutiques».
Les GI’s, eux, n’en profiteront pas à leur arrivée sur le front Ouest, en 1917. Le résultat est particulièrement brillant : en 1918, l’armée américaine constate que 400.000 de ses hommes sont revenus d’Europe avec une IST dans leurs bagages, généralement gonorrhée ou syphilis.
La leçon est retenue : à partir des années 1930, chaque soldat reçoit régulièrement un paquet de condoms, devenu aussi banal que le paquet de tabac.
La Grande Dépression finit de redonner sa place au préservatif : alors que bien des ménages américains ne peuvent plus se permettre de multiplier les bouches à nourrir, on utilise 1,5 million de préservatifs par jour aux États-Unis.
Soucieuse de relancer la natalité pour compenser l’énorme saignée humaine de la Grande Guerre, la France prohibe la vente libre de capotes, et de tous les contraceptifs d’ailleurs, dans les années 1920. Mais le mouvement est enclenché.
Dans l’entre-deux guerres, les armées européennes continuent d’équiper leurs soldats sans états d’âme, profitant de l’automatisation des usines et de l’effondrement du coût unitaire des condoms. La deuxième guerre banalise encore un produit désormais promu par tous les états-majors.
«... aseptisé d'après les dernières méthodes Pasteuriennes...»
Le Rêve, préservatif antiseptique invisible (1912)
Dans les années 1950 et 1960, l’impact de la découverte de la pénicilline a limité le développement du préservatif comme moyen de protection. En permettant de traiter efficacement certaines MST, syphilis en tête, les progrès de la médecine ont en quelque sorte conduit à une certaine désinvolture.
Le préservatif, de plus en plus fiable au fil du temps et des procédures de contrôle qualité mises en place par les États, reste pourtant très utilisé dans les Trente Glorieuses. Il demeure le moyen de contraception le plus efficace jusqu’à l’invention de la pilule.
Et même lorsque celle-ci se généralise, le condom reste le deuxième contraceptif le plus utilisé, contribuant à l’enterrement progressif des méthodes plus anciennes, du classique retrait à la méthode Ogino.
En clair, beaucoup de gens prennent soin d’avoir toujours un préservatif à portée de main, dans le tiroir de la table de chevet ou dans leur portefeuille.
À ce jeu, c’est le Japon qui détient encore, et depuis les années 1960, le record mondial du nombre de capotes consommées chaque année par habitant. Et pour cause : la pilule n’y est autorisée que depuis 1999 et aujourd’hui encore seules 5 à 10% des japonaises l’utilisent.
Malgré tout, une certaine gêne demeure et la morale ne peut s’empêcher de s’en mêler. Dans bien des pays, la publicité pour les préservatifs reste longtemps interdite2 ou très encadrée. Qu’on le dise ou pas, la capote reste associée à une forme de relâchement des mœurs que supportent mal les franges les plus conservatrices des sociétés occidentales.
Il faut attendre la découverte du VIH, au début des années 1980, pour que la donne change progressivement. Les grandes campagnes de santé publique, soutenues par l’essentiel du corps médical, contribuent à dédramatiser dans les années 1990 un produit longtemps associé à une vie sexuelle dissolue.
Et même si la pandémie de Covid-19 lui a mis un coup, le marché du préservatif n’est pas prêt de se dégonfler.
Notes :
1 - La Youngs Rubber Company est la première à commercialiser une capote en latex, le Trojan. L’entreprise Durex, elle, voit le jour en 1932.
2- En France, elle ne sera autorisée qu’en… 1987. Aux États-Unis, elle n’est longtemps permise que dans les magazines dits «de charme».