14 juin : en salle de presse, Cristiano Ronaldo enlève ostensiblement les bouteilles de Coca-Cola posées devant lui. «Agua !» commente le champion portugais, connu pour sa rigueur en matière de santé. Buvez de l'eau, pas du Coca-Cola, le message est clair.
Ces dernières années, de nombreuses études cliniques ont mis en évidence les risques pour la santé liés à la consommation de boissons gazeuses dont la teneur en sucre est élevée. Dans le même temps, des voix se sont élevées pour dénoncer la tendance de certaines entreprises à vouloir minimiser la responsabilité de leurs produits en rejetant la faute sur le seul déclin de l’activité physique.
Un article1publié dans le BMJ en 2020 revenait sur les révélations faites par le New York Times en août 2015 : Coca-Cola avait alors dépensé 1,5 millions de dollars pour créer le Global Energy Balance Network (GEBN), chargé de diffuser des messages sur l'obésité. Ces messages, axés sur le rôle de «l'équilibre énergétique», présentaient l'obésité comme la conséquence d’un déséquilibre entre l'apport calorique et l'exercice physique. La nature et la quantité des aliments consommés étaient subtilement passées au second plan. On pouvait par exemple lire sur le site2 du GEBN :
L'équilibre énergétique n'est pas encore totalement compris, mais tout porte à croire qu'il est plus facile de le maintenir avec un niveau d'activité physique modéré à élevé (en maintenant un mode de vie actif et en mangeant plus de calories). Peu de gens peuvent maintenir l'équilibre énergétique à un faible niveau d'activité physique (en maintenant un mode de vie sédentaire et en mangeant moins de calories).
L’article du BMJ évoquait également le travail réalisé par US Right to Know, une organisation à but non lucratif qui milite pour la transparence dans l'industrie alimentaire américaine. Aidée d’universitaires britanniques et italiens, US Right to Know a analysé 18.000 courriels échangés entre Coca-Cola et les universités de Virginie occidentale et du Colorado, de 2013 à 2015. Il en ressort qu’en lien avec ces universités le GEBN était destiné à minimiser les liens entre l'obésité et les boissons sucrées.
Dans un courriel envoyé par l’ancienne responsable de la santé et des sciences chez Coca-Cola, il était par exemple précisé :
Pour le directeur exécutif de US Right to Know, «Coca-Cola a utilisé des universitaires spécialisés dans la santé publique pour mettre en œuvre les tactiques classiques de l’industrie du tabac afin de protéger ses profits». En l’occurrence, déplacer le centre de gravité de la discussion, en mettant en avant le manque d’activité physique comme responsable de l’obésité, et non une mauvaise alimentation.
Une autre une étude3 , réalisée en 2018 par des chercheurs de l’Université de Cambridge, est éloquente. Il s'agissait pour eux :
Cette analyse portait sur toutes les études publiées entre 2008 et 2016 qui déclaraient avoir reçu un financement direct de la marque Coca-Cola. Les chercheurs ont listé 389 articles, publiés dans 169 revues différentes et rédigés par 907 chercheurs. Parmi ceux-ci, Coca-Cola a reconnu en avoir financé seulement 42, soit moins de 5%.
Les conclusions de cette étude anglaise sont claires :
La société Coca-Cola semble avoir omis de déclarer une liste complète de ses activités de recherche, plusieurs auteurs financés semblent avoir omis de déclarer leur financement et la plupart des recherches soutenues par Coca-Cola sont axées sur l'activité physique et négligent le rôle de l'alimentation dans l'obésité.
Le GEBN a disparu en 2015. Mais en avril 2021 l'association US Right to Know a publié un nouveau rapport qui révèle cette fois-ci les échanges entre des chercheurs et une autre structure, financée notamment par Coca-Cola, l'International Life Sciences Institute (ILSI).
L’objectif affiché par l’ILSI est d’ «améliorer la santé et le bien-être des personnes et de protéger l'environnement. Cet institut, qui ne cache pas être financé par l’industrie, se présente comme «leader mondial» agissant pour mener «des enquêtes scientifiques relatives à la nutrition, à la sécurité alimentaire, à la toxicologie, à l'évaluation des risques et à l'environnement» en utilisant un «modèle de fonctionnement tripartite» basé sur des contributions de l'industrie, du gouvernement et du monde universitaire.
L’ILSI se défend de toute activité de lobbying. D’après une enquête4 du New York Times, il s'agirait en fait d’un «groupe industriel obscur, le groupe le plus puissant de l'industrie alimentaire dont vous n'avez jamais entendu parler.» Les journalistes expliquent par exemple qu’un membre de l'ILSI aurait conseillé au gouvernement indien de ne pas poursuivre son projet de mettre en place des étiquettes informant qu’un aliment est mauvais pour la santé.
Le New York Times met aussi au jour les liens entre Bradley C. Johnston et l’ILSI. Ce chercheur en nutrition est le co-auteur de cinq études récentes affirmant que la viande rouge et la viande transformée ne posent pas de problèmes de santé importants. Dans une étude financée par l’ILSI, il affirme aussi que le sucre n'est pas un problème.5
Un autre article6 , paru en juin 2019 dans Globalization and Health, nous éclaire sur l'ILSI. US Right to Know a pu se procurer 17.000 documents concernant l’ILSI en vertu d’une loi sur l’accès aux données, et les a confiés pour analyse à deux chercheurs. Ceux-ci ont ainsi pu fournir plusieurs exemples de la manière dont l'ILSI défend les intérêts de l'industrie alimentaire, en promouvant auprès des décideurs politiques nationaux et internationaux une science et des arguments favorables à l'industrie.
Dans des courriels, l’ancien vice-président de Coke – par ailleurs fondateur et président de longue date de l'ILSI – commentait les nouvelles directives diététiques américaines défavorables à l'industrie :
Chers amis, ces directives sont un véritable désastre ! Elles pourraient finir par nous affecter de manière significative de plusieurs façons : taxes sur les boissons gazeuses, modification des programmes de cantines scolaires, effort éducatif important pour apprendre aux enfants et aux adultes à limiter de manière significative leur consommation de sucre, réduction de la publicité pour les aliments et les boissons sucrés, et enfin une grande pression de la part du CDC et d'autres agences pour forcer l'industrie à commencer à déduire de manière drastique le sucre que nous ajoutons aux aliments et aux boissons transformés. Nous devons réfléchir à la manière de nous préparer à monter une défense forte.
D'autres courriels concernaient les recherches de l'ILSI sur la saccharine, le plus ancien édulcorant artificiel :
Veuillez noter les éloges à votre égard de la part de [l'ancien président de l'ILSI] Sam Cohen. Vous et lui avez été les architectes de la planification et de l'exécution des études montrant que la saccharine n'est pas un agent cancérigène et que tous les gouvernements qui l'avaient interdite sont revenus sur leur position. C'est un véritable exploit. Félicitations...
Autre exemple, les reproches adressés à ILSI Mexique – une des 18 branches de l’ILSI – qui avait parrainé une conférence sur les édulcorants au cours de laquelle le sujet de la taxation des boissons gazeuses fut abordé.
L'ILSI suspend maintenant ILSI Mexique, jusqu'à ce qu'ils se corrigent. Un vrai gâchis (...) Tout ce qui s'est passé est très, très triste pour moi, et j'espère que nous avons maintenant atteint Bottom [SIC] et que nous finirons par nous rétablir en ce qui concerne Coke et ILSI.
Les auteurs de l’article de Globalization and Health concluaient ainsi : «Nous avons identifié des cas où l'ILSI cherche à influencer des individus, la recherche, les conférences, les messages publics et la politique, et des cas de sanctions pour les entités de l'ILSI qui ne parviennent pas à promouvoir des messages favorables à l'industrie.»
Dans un rapport de juillet 2000, un comité indépendant de l'Organisation mondiale de la santé décrivait les moyens par lesquels l'industrie du tabac tentait de saper les efforts de lutte antitabac de l'OMS en manipulant le débat scientifique. L'ILSI était déjà pointé du doigt dans une étude de cas accompagnant ce rapport : «Les conclusions indiquent que l'ILSI a été utilisée par certains fabricants de tabac pour contrecarrer les politiques de lutte antitabac. Les hauts responsables de l'ILSI étaient directement impliqués dans ces actions».
En mai 2016, le professeur Alan Boobis – qui faisait partie d'un panel d’experts de l'ONU – a estimé que le glyphosate produit par Monsanto était peu susceptible de présenter un risque de cancer par l'alimentation. Or Alan Boobis était par ailleurs le vice-président d'ILSI Europe, et l’ILSI est financé par Monsanto.8
Si cet institut reconnaît recevoir des fonds de l'industrie, il ne divulgue pas les noms des donateurs ni le montant de leur contribution. Des recherches effectuées par US Right to Know ont révélé qu’en 2012 l’ILSI a reçu 2,4 millions de dollars de différentes industries, dont 500.000 dollars de Monsanto et 163.500 dollars de Coca-Cola.
Toujours d’après US Right to Know, une ébauche de la déclaration d'impôts 2016 de la branche «Amérique du Nord» de l'ILSI fait apparaître une contribution de 317.827 dollars de PepsiCo, des contributions supérieures à 200.000 dollars de Coca-Cola et Mondelez (une multinationale agroalimentaire américaine très présente dans les secteurs du biscuit et du chocolat) et des contributions supérieures à 100.000 dollars de General Mills, Kellogg, Hershey, Kraft, Dr. Pepper, Starbucks Coffee, Cargill, Uniliver, etc.
Notes :
1- Shaun Griffin – Coca-Cola’s work with academics was a “low point in history of public health”
BMJ 2020;370:m3075 http://dx.doi.org/10.1136/bmj.m3075 Published: 03 August 2020
2- GEBN – Energy Balance Basics
3- Serôdio PM, McKee M, Stuckler D. Coca-Cola - a model of transparency in research partnerships? A network analysis of Coca-Cola's research funding (2008-2016). Public Health Nutr. 2018 Jun;21(9):1594-1607.
4- New York Times -”A Shadowy Industry Group Shapes Food Policy Around the World” (16 septembre 2019)
5- New York Times - “Scientist Who Discredited Meat Guidelines Didn’t Report Past Food Industry Ties” (4 octobre 2019)
6- Steele, S., Ruskin, G., Sarcevic, L. et al. Are industry-funded charities promoting “advocacy-led studies” or “evidence-based science”?: a case study of the International Life Sciences Institute. Global Health 15, 36 (2019). https://doi.org/10.1186/s12992-019-0478-6
7- The Guardian – "UN/WHO panel in conflict of interest row over glyphosate cancer risk" (17 mai 2016)