Igor Auriant est médecin réanimateur dans une clinique de Rouen. Il a notamment participé à un TEDx Talk sur le thème de la mort.1 Le texte ci-dessous a été intialement publié sur Twitter.
Lorsque nous avons demandé à Igor Auriant s'il conservait des photos de cette mission au Libéria, la réponse fut éloquente : «J’en ai, je ne les ressors jamais, c’est encore trop douloureux.» Après ses autres missions avec Médecins du Monde, en Iran, en Haïti, Il y eut un débriefing psychologique. Pas au Libéria. «On en a pris plein la gueule et j'ai tout enfoui».
La mort peut-être douce, parfois le médecin doit simplement ne rien faire. Igor Auriant l’a compris au début de sa carrière, grâce à cette dame de 90 ans victime d’un AVC. Il l’a laissée partir, comme des années plus tard un malade encore jeune en phase terminale. Laisser faire la mort et laisser faire les mots, ceux que l’on glisse aux proches. Dans son TEDx «Et si on mourrait en paix avec la vie ?» , le Dr Auriant apaise et dit son apaisement.
Et puis il y a l’autre, la mort en masse qui finit par lasser, la mort par paquets de cent, la mort des guerres, des tremblements de terre, celle du Covid. Ces décomptes funèbres, le médecin ne s’y habitue pas, parce qu’ils masquent l’effroi de morts inacceptables. Alors Igor Auriant s’engage. Il part en mission dès qu’il le peut. Et lorsqu'il ne peut plus, il aide les autres à partir. Il obtient de la direction de son hôpital que les personnels recrutés par Médecins du Monde soient remplacés et payés. C’était avant la loi Kouchner, et cinq ou six soignants rejoindront des missions, plusieurs fois, grâce à lui.
«Ces jours-ci, c’est comme pour le séisme en Haïti, je regarde ma télé et je me dis “Je devrais être là-bas”». En 2010, Igor Auriant est parti dès qu’il a vu les images. «Pour l’Ukraine, j’ai postulé mais c’est en attente.» À défaut d’agir, il y a l’urgence de dire. De dire la guerre, sale, froide et crue. De dire que les décomptes funèbres qui ça et là fleurissent ne sont pas des chiffres mais des corps qui pourrissent. Ou plutôt un corps, plus un corps, plus un corps, et encore, et encore.
Cette fois-ci les mots du médecin n’accompagnent pas une mort paisible. Ils crient la face abjecte de la mort à la guerre. Pour l’empêcher d’approcher et d’à son tour entrer dans les mémoires.
Benoît Blanquart
Retenus en otage pendant six jours, au nord du Libéria, nous sommes libérés grâce à la victoire de Charles Taylor. La décision est prise en équipe après un contact avec Paris : on continue.
Direction Monrovia, avec nos deux jeeps. Tout le pays à traverser, en gros dix à douze heures de route. Taylor a gagné, ce devrait être calme. En fait, tous les dix kilomètres, il y a un checkpoint, un fil de fer barbelé tendu au travers de la route. Tu t’arrêtes, un gamin arrive avec sa mitraillette, te mets en joue puis abaisse le fil de fer et tu passes.
En fait non, il te met en joue et crie « Cigarette ! ». Alors tu cherches dans ta poche la clope sauveuse, tu lui donnes, il rit, tu regardes son doigt trembler sur la gâchette. L’arme finit par se baisser et alors seulement il descend le fil de fer. Tu passes, enfin, mais ça recommencera toutes les 20 minutes, jusqu’à Monrovia. Chaque fois ma main se pose sur le paquet de clopes, la clef de la survie.
Soudain sur la route, ou plutôt sur la piste, une bosse, un creux et l’autre 4X4 s’envole. Il se retrouve en contrebas, deux roues posées dans une rivière. En quelques instants nous arrivons sur place et retrouvons les occupants, sains et saufs. Il faut treuiller le véhicule pour le sortir de l’eau.
Je cherche notre infirmière. Elle est prostrée à l’écart, tremblante. Je m’approche, pensant comprendre son émotion, la peur après l’accident. Elle est très pâle et frissonne de tout son corps, aucun mot ne peut sortir de sa bouche. Malgré ses tremblements, elle montre du doigt le véhicule dans l’eau. « Là, là ». Je regarde la rivière, la voiture dans l’eau. Tout autour flottent des corps, des humains gonflés par le soleil, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre.
Indescriptible image d’un cimetière marin. Des multitudes de corps abandonnés au soleil, à l'eau et aux chiens. Cette mort qui dérive et se compte, un puis deux, puis trois…
Chaque mort est un poids supplémentaire, stigmate de notre inaction, chaque mort est un affront à notre humanité. Aucun amour des corps ; pas de sépulture, juste des corps. 1. 2. 3. 4. 5…
La mort qui t’explique ce que tu es, la mort que tu connaissais pourtant … mais que tu n’avais jamais imaginée sans humanité. Le soleil brillait en ce jour de victoire pour les uns, de liberté pour nous. Quant à eux, dans l’eau, innommable destin. Ce jour-là, le droit de tuer … J’en aurais perdu la tête. Qui peut ainsi décider, appuyer, tirer ? Qui peut vivre avec cela ?
Arrivée tardive à Monrovia. Nous allons à l’hôpital, il fait nuit. Juste éclairés de nos lampes frontales, nous rentrons dans un endroit sans nom ou survivent des malades sans noms, sans perfusions, sans lits, sans couvertures, sans médicaments. Un hôpital ravagé par la guerre où seuls restent ceux qui n’ont pas pu fuir, où les vivants ont tout volé, pillé, où rien ne reste.
Alors nous posons des perfusions, donnons des médicaments, faisons des pansements. Et nous parlons. Nous installons les quelques lits que nous trouvons. Redonner un semblant d’humanité : un vague centre de soin avec des patients vaguement soignés.
Retour au camp de base, nous reviendrons demain, promis. Au camp, il y a des journalistes, d’autres humanitaires, des rires, des sourires, des pleurs. Il y a ce correspondant de guerre, journaliste de Reuters, un vieux d ela vieille qui a couvert le Vietnam. Prostré dans un coin, il répéte en boucle qu’il n’a jamais vu ça, jamais vu des enfants tuer, jamais vu des morts abandonnés, jamais vu un fusil qui tire avant même de savoir dans quel camp tu es, comme ça, pas pour protéger, pas pour défendre, juste pour tuer.
Ce soir-là, nous buvons de cet alcool de merde trouvé je ne sais où mais dont la chaleur te berce et te permet de sombrer dans le sommeil pour survivre à demain. Nous buvons avec lui, le vétéran. Il n’y a rien d’autre à faire.
Le lendemain, en route pour l’hôpital. La victoire a été bien fêtée, la route est jonchée de corps. Les chiens se promènent au milieu, ils n’ont pas faim, le garde-manger est là, grand ouvert. L’hôpital est quasiment détruit. Les blessés que nous avons soignés hier ? Certains ont pris une balle dans la tête. À d'autres on a volé la perfusion. Les armoires sont encore plus vides et les morts plus nombreux. Les derniers blessés, les derniers vivants, ceux qui n’ont pu fuir, sont couchés au milieu des morts. Nous ne pouvons opérer personne, nous posons des pansements à tout le monde. Faire du propre, au moins.
La voiture, dehors, est gardée par notre chauffeur. Il est tué d’une balle dans la tête. Incroyable misère de n’être pas de la bonne ethnie. Nous le découvrirons en sortant de l’hôpital. Les autres chauffeurs libériens nous poussent dans la voiture, nous ordonnent de fuir. La guerre dans toute sa beauté, sans musique.
Là-bas, nous avons rencontré la mort comme elle n’existait pas pour nous. Une mort indigne, une mort arbitraire, de celles qui fauchent à l’aveugle les jeunes comme les vieux. Une mort que tu ne peux comprendre. Tu peux accompagner, tu peux aider, tu peux. Tu ne peux pas prendre ce putain de fusil et appuyer sur la gâchette.
La mort, l’antithèse de la vie. Elle se devait d’être racontée, elle aussi. La mort d’un ou celle de mille. Parce que chaque mort vaut «UN», en majuscule.
Notes :
1- Présentation d’un sujet ou d’une idée, devant un public, pendant 18 minutes maximum. Les TEDs Talks sont ensuite diffusés sur YouTube
Celui d'Igor Auriant est à retrouver ici.