Sur le chemin des organisations en santé, il semblerait que j'ai oublié le principal sujet de l’organisation de la santé : le patient ! Peut-être que j’étais un peu agacée par tous ces termes : «patient expert», «patient partenaire», «patient acteur».
Le mot «expert» me questionne parce qu’il établit une forme de hiérarchie. Il a été dévoyé pendant la crise du Covid. «Partenaire» me laisse presque penser que le patient a choisi d’être là, qu’il se lance dans un truc sympa. Quant à «acteur», j’y vois trop de connotations de jeux et de comédie.
En rencontrant Marie-France Lalande, j’ai découvert qu’une patiente pouvait être «agissante» (par opposition à «expectant» : qui attend). Nourrie de sa douloureuse expérience, elle a mis ses compétences, son intelligence et sa détermination au service des autres. Clin d'œil à la vie, l'outil qu'elle a créé, est précieux pour les patients mais aussi pour les soignants.
Rien ne laissait présager à Marie-France qu’elle passerait deux mois en réanimation, trachéotomisée et tétraplégique à cause d’un syndrome de Guillain Barré tardivement dépisté.
Quand je tente de m’imaginer dans sa situation, je pense : «bruits, alarmes, lumières, piqûres, perte de repère, ennui». Mais là n’est semble-t-il pas le plus souffrant, du moins tel n’a pas été ce que Marie-France m’a raconté. L’enfer, c’était plutôt les regards qui se détournent, les personnes qui ne vous regardent pas.
Il y a les proches qui ont peur de venir, les soignants qui parlent de vous comme si vous n’étiez pas là, ceux qui se fatiguent au bout de deux questions lorsque vous ne parvenez pas à répondre, celles qui ne persévèrent pas plus de 30 secondes pour tenter de comprendre ce que vous cherchez à leur dire.
La coupure de la communication. La perte du lien à l’autre. Et finalement la perte du lien à soi, comme sujet, comme être vivant. Finir par se voir comme un corps, un objet. Ne plus avoir envie de vivre.
Ce besoin de communiquer, cet élan de transmettre à l’autre, comme une obsession, maintient Marie-France en vie. Un besoin vital qui l’anime. «Dire à mes proches que je les aime». «Dire à mes proches que je ne veux pas qu’ils souffrent, que je souhaite qu’ils vivent, qu’ils surmontent ma perte».
Et puis, petit à petit, la vie reprend. Les muscles parviennent à bouger, un peu. Le son de la voix à nouveau peut sortir. Le lien qui se retisse, la connexion à l’autre, le sujet qui renaît.
Quelques mois plus tard, guérie et de nouveau sur pieds, Marie-France conçoit le système de communication qui lui a tant manqué. Ce n’est plus possible de laisser tous ces patients emmurés vivants. Un système simple à utiliser, efficace, peu coûteux, maniable, déplaçable, pratique.
N’écoutant que son élan et forte de son intelligence pratique, Marie-France met sur pieds Clin d’œil à la vie. Ce dispositif qui lui a tant manqué s’accompagne d’un manuel pour conseiller les proches et aidants des personnes dépendantes. Elle invente l’objet qui permettra à d’autres de ne plus se sentir objet ! Comme un pied de nez à la vie.
Marie-France connaissait bien le milieu de la santé, et elle était déjà consciente de ses écueils. Mais c’est au travers de son expérience en tant que patiente, puis de formatrice auprès des soignants qu’elle a mesuré l'ampleur de leur malaise.
Ce dont ils et elles souffrent ? Un mélange, entre autres, de traumatisme «vicariant»1 – le fait de souffrir des mêmes symptômes que les victimes que l’on écoute – et de maltraitance organisationnelle au travail. Une souffrance qui conduit nombre de soignants à devenir eux-mêmes patients et/ou maltraitants. Une souffrance que Marie-France veut voir reconnue.
Cette histoire peut paraître anecdotique, parenthèse enchantée dans un monde qui ne l’est pas. Je crois pourtant qu’elle peut réveiller le potentiel d’agir de chacun et chacune, patient, soignant ou proche. Un tel récit nous incite à accueillir le caractère agissant de l’autre, à le révéler. Invitons nos patients à devenir agissants, laissons-leur cette place, et réjouissons-nous du rôle qu’ils peuvent prendre.
Non pas pour avoir «le monopole du cœur» comme Marie-France s’amuse à le dire pour paraphraser un de nos anciens présidents. Mais bien pour nourrir l’humain qui nous anime tous et toutes, quelque soit notre place, et qui nous rend sujet donc vivant.
Note :
1- Aussi appelé traumatisme par procuration.