Arnaud Depil-Duval - Marchand de sable

C’est une histoire pour ne plus dormir debout. Celle d’un médecin urgentiste, chef de service, qui a puisé dans sa culture militaire pour rendre ses équipes plus opérationnelles. Faire de la sieste une véritable pratique professionnelle, pour des soignants plus efficaces, pour éviter les drames.

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Arnaud Depil-Duval
Ex-Chef de service des Urgences du CH Eure Seine *
Membre du Comité web de la Société Française de la Médecine d'Urgence

C’est une histoire pour ne plus dormir debout. Celle d’un médecin urgentiste, chef de service, qui a puisé dans sa culture militaire pour rendre ses équipes plus opérationnelles. Sécurité et efficacité. Si Arnaud Depil-Duval a fait de la sieste une véritable pratique professionnelle, c’est avant tout pour éviter les drames.

La vigilance de la sentinelle, le panache du mousquetaire...
Entretien avec un médecin inventif et déterminé.    

Votre histoire, c’est celle d’un char qui se transforme en smur.

Disons que je suis devenu médecin un peu malgré moi. L’influence parentale… J’avais aussi été reçu à l'école des sous-officiers de l'arme blindée, à Saumur. D’ailleurs, j’aurais préféré les hélicos, mais c’était impossible à cause des lunettes. Bref, j’ai fait médecine.

Je suis médecin militaire réserviste. J’anime des formations médicales sur la traumatologie et des ateliers pratiques sur le sauvetage au combat, basés sur des simulations. Pendant un temps, au CH d’Évreux, on faisait des échanges avec le centre médical des armées de la base aérienne 105 d’Évreux-Fauville. Les médecins et infirmiers militaires venaient nous donner un coup de main aux urgences.

J’ai toujours eu cette culture militaire, et je m’en inspire. Le principe de la sieste, les modalités, ça vient de là. Mon travail sur le PLYO [plasma lyophilisé] aussi. Comme j’ai accès aux bases de documentations de l’IRBA [Institut de recherche biomédicale des armées], je découvre des pratiques qu’on peut adapter dans le civil.

Les soignants étaient fatigués ?

Déjà, l’activité avait pas mal augmenté. J’entendais les médecins dire « Je suis crevé, j’en peux plus ». Certains devaient faire une pause sur l’autoroute avant de prendre leur garde. Pour dormir.

Et puis il y a eu Nicolas, un interne. Son nom est gravé sur une plaque posée dans notre salle de staff. Il s'est endormi au volant de sa 2CV, un matin, en venant ici. On ne savait pas qu'il prenait des gardes ailleurs, au samu et en réa. Pour la plaque, il a fallu batailler un peu. Alors on l’a achetée, et la direction l’a fait poser avant qu’on le fasse nous-mêmes. Dans l’armée, un homme tué en service donne son nom à une promo. Nous, on voulait juste une plaque.  

Alors j’ai décidé d’adapter pour les civils des protocoles que j’avais repérés dans une publication de l’Irba publiée en 2015, le « Guide pratique de la gestion du cycle veille-sommeil en milieu militaire ». J’avais l’accord du général Felden.

Concrètement, vous avez fait quoi ?

L’idée, c’était que dormir pendant une garde devienne une pratique professionnelle comme une autre. C’est une question d’efficacité, de sécurité des soins, et de sécurité du soignant. Donc, nous avons rédigé un protocole « Phases de repos aux urgences » qui détaille tout : qui est concerné (médecins, internes, paramédicaux), quand doivent-ils faire une sieste, combien de temps, à quel moment, qui prend le relais, etc.

Exemple : « La première période de nuit est assurée par un médecin et l'interne, la deuxième par un médecin. La période de repos minimale est une sieste longue de 60 minutes de sommeil (idéalement 90 minutes) suivie de 10 à 30 minutes de réveil (la prise de décision est altérée pendant cette période post-sommeil). » C’est hyper précis. Le protocole explique aussi les 3 techniques de sieste : courte, longue et Power-Nap (micro-sieste).

En annexe du protocole, il y a des conseils sur la conduite à tenir avant et après une nuit de garde : moment et durée des siestes, alimentation, caféine, etc. Par exemple, si après une nuit de garde vous bossez le lendemain à 19h, il ne faut pas aller vous coucher en rentrant chez vous : vous faites une mini-sieste, éventuellement une autre l’après-midi, et le soir vous vous couchez à votre heure habituelle.

Les médecins qui travaillent en 24h et les infirmières de nuit sont donc incités à faire une sieste, mais sur dérogation toute personne qui en a besoin peut en faire une à tout moment. Autant dormir 30 minutes et être opérationnel. Les personnels sont comme tout le monde : en plus des horaires de nuit ou à rallonge, ils ont des tas de raisons d’avoir un coup de pompe, comme un enfant qui dort mal. Sauf que dans notre activité, être fatigué au travail n’est pas anodin.

Pour pouvoir appliquer ce protocole, avec François Haupais, le cadre infirmier, nous avons réaménagé la salle de garde - en ajoutant des stores occultants - et créé une salle de sieste pour les paramédicaux. On a utilisé le bureau des internes, puisqu’il n’est pas occupé la nuit. Nous avons mis deux gros coussins de type « Fatboy » et un simulateur d’aube qui favorise l’endormissement.

On a dû revoir un peu l’organisation du travail. Avant, on avait deux médecins de garde censés travailler toute la nuit et aller se reposer quand c’est calme.  Si un samu arrivait en fin de nuit, il fallait rappeler un médecin, le sortir de son sommeil. Or, on sait qu’il y a une inertie au réveil, que pendant 15 à 30 minutes personne n’est en état de prendre une décision optimale 1. Donc nous avons instauré une rotation : à 4 h 30, les médecins se passent le relais. Celui qui se réveille passe un moment avec le deuxième, le temps d’être opérationnel, puis le deuxième part se reposer. Au lieu d'avoir deux médecins à moitié crevés qu’il faudra peut-être réveiller en urgence, on en a toujours un qui est parfaitement opérationnel. Et les deux peuvent dormir 3 h d'affilée. Si on a pu faire ça, changer le paradigme, c’est peut-être parce que ce service fonctionnait comme une communauté. Ou comme une unité militaire.

La direction a suivi ?                                                                                    

Je ne leur ai pas vraiment demandé leur avis. J'avais bien quelques différends avec la direction, mais tant que je faisais du chiffre… Le service des urgences générait 3.5 millions d'euros de bénéfices par an, avec très peu d’arrêts-maladie et aucun problème pour recruter. C’était un service très innovant, avec une bonne image.

Juste une anecdote pour résumer ma pensée : à un moment, je n’avais plus de budgets pour l’investissement. Alors j’ai trouvé des mécènes, des fondations, et on a pu acheter un système de régulation automatique de l’oxygène en fonction de la saturation, le freeO2 d'Oxynov. Un outil formidable pour décider de l’orientation du patient.

C’est ma manière de voir les choses : si je suis chef de service, cela signifie que ma mission est de gérer mon service et qu’il soit productif. Tant que c’est le cas, je ne vais pas demander l’autorisation à chaque fois, sinon autant mettre un administratif à ma place. Pour la sieste, nous avions le soutien de La DRH. Elle est très sensible à la question de la qualité de vie au travail. Et puis l’investissement était faible, 500 euros en tout. Donc la direction a suivi, mais c’est plutôt du côté de soignants que ça a freiné des quatre fers.

Les soignants n’en voyaient pas l’intérêt ?              

« La sieste, c’est un truc de faignant. » Voilà l’idée reçue qu’il a fallu gommer. Les médecins, ils ont rechigné, mais encore ça allait. Ils ont l’habitude d’avoir une salle de garde. Mais les infirmières… C’est dingue, les cornettes ne demandent qu’à ressortir. Les paramédicaux pataugent encore dans cette culture de la culpabilité, à la limite du dolorisme. Regardez, quand on aborde la question de l’agressivité des patients aux urgences, dans les Ifsi. On leur dit quoi ? « C'est pas la faute du patient, parce qu’il a mal, il attend... » Et alors ? Ça lui donne le droit de frapper une infirmière ? De lui gueuler dessus ? 

Leurs arguments, aux paramédicaux, c’était : « Je ne peux pas me reposer, il y a trop de travail. Pendant que je vais dormir, les collègues vont travailler plus. » Alors avec François nous leur avons dit : « Déjà, aux urgences il y a toujours beaucoup de travail. Alors une fois que les cas graves ont été traités, le gars qui a mal au genou depuis 15 jours, il peut attendre une heure de plus. Et comme tout le monde va y passer, dans la salle de sieste, chacun à son tour soit se reposera soit sera d’attaque et travaillera mieux. »

Finalement, ils s'y sont presque tous mis. 100 % des médecins et 60 % des paramédicaux font une sieste dans l’espace qui leur est réservé. Pour ces derniers, il y en a toujours qui ne veulent pas s'isoler et somnolent sur des brancards. Concernant les médecins, le meilleur critère pour connaître l’efficacité de la sieste, c’est le ressenti des infirmières. Pour rien au monde elles ne voudraient revenir en arrière, parce qu’elles se retrouvent à bosser avec un médecin frais, bien réveillé, efficace. Alors qu’avant c’était « Une clope, un café, un patient » et en traînant les pieds. Finalement, la productivité du service a augmenté de 15 % et le temps d'attente n'a pas changé. Donc je conseille aux collègues de le faire, d’instaurer la sieste. Les personnels vont freiner, il y aura de l’inertie, et 6 mois plus tard tout le monde sera ravi **.

Du coq à l’âne… Parlons du PLYO.

C’est en fait la même idée, adapter pour une utilisation civile une technique militaire éprouvée. Le plasma lyophilisé, c’est un produit utilisé par l’armée pour transfuser du plasma en pré-hospitalier. Ça permet de gérer la partie coagulopathie de la triade létale - coagulopathie, hypothermie et acidose - donc d’éliminer les saignements. Les forces spéciales américaines nous en achètent.

L’alternative, dans le civil, c’est le fibrinogène. 1200 euros par patient, à conserver au frigo, avec une péremption à deux ans. Le PLYO est stable entre - 40° et + 50°, revient à 700 euros par patient, avec une péremption à cinq ans. Quant aux recommandations européennes, elles indiquent qu’on peut utiliser l’un ou l’autre. Mais la législation française n’autorise que le fibrinogène dans le civil. Donc, avec la SFMU, on travaille depuis 3 ans à la faire évoluer. On a rencontré la DGOS, et la SFMU va émettre de nouvelles recommandations. On espère pouvoir utiliser ce produit d’ici la fin de l’année. 

Il y a eu une étude expliquant qu’il n’y avait pas vraiment de bénéfice à utiliser le PLYO. Sauf qu’elle a été réalisée à Paris et Lyon, des endroits où un patient est en réa en 10 minutes. Cette étude, c’est dans le Creuse qu’il fallait la faire.



(Propos recueillis par Benoît Blanquart)



 

* « Remercié » de ses fonctions de chef de service malgré la très forte mobilisation des soignants de son service, Arnaud Depil-Duval a depuis quitté le CH pour rejoindre l’Hôpital Lariboisière… L’un des nombreux établissements qui l’attendaient à bras ouverts.
 

** A la demande du Groupe Pasteur Mutualité, le Dr Depil-Duval a rédigé au nom de la SFMU la plaquette « Gestion opérationnelle du sommeil en médecine d’urgence ». Nous vous informerons de sa mise en ligne.



1- Impact de la privation de sommeil sur les compétences techniques et non techniques des internes d’anesthésie-réanimation : une étude basée sur la simulation.
Arthur Neuschwander, Anais Job, Alexandra Younes, Alexandre Mignon, Cedric Faulhaber, SebastienL’Helgoualc’h, Hélène Jacquet, PhilippeCabon, AntoineTesniere
https://doi.org/10.1016/j.anrea.2015.07.291

N.D.L.R :
L’objectif de cette étude était d’étudier l’impact de la privation de sommeil sur les compétences techniques et non techniques des internes d’anesthésie-réanimation.

Méthodes :
- Quinze internes d’AR - du 3e au 10e semestre - ont été randomisés entre janvier et février 2015 : 7 dans le groupe « privé de sommeil » (PS)  = sortie de garde et 7 dans le groupe « repos » (R) = nuit au domicile (un interne a été exclu devant un score de somnolence d’Epworth supérieur à 15).
- Le scénario, réalisé à l’aide d’un mannequin de simulation haute-fidélité, consistait en une anesthésie générale en urgence pour péritonite appendiculaire compliquée par une réaction anaphylactique de grade III secondaire à l’injection de succinylcholine. Après stabilisation relative par l’injection de 100 μg d’adrénaline le chirurgien entrait en salle créant un dilemme avec prise de décision complexe concernant l’orientation du patient. Le critère de jugement principal, représenté par les compétences non techniques, était évalué à l’aide de l’échelle Anaesthetist's Non-Technical Skills (ANTS) par deux opérateurs indépendants et en aveugle.

Résultats :
- Le groupe PS présentait un score de somnolence (échelle de somnolence de Karolinska) significativement plus élevé que le groupe R.
- Les internes en privation de sommeil avaient un score de compétences non techniques significativement plus faible.
- Le score de compétences techniques n’était pas différent entre les deux groupes.

Conclusion : la privation de sommeil semble réduire la capacité à mobiliser les compétences non techniques sans atteinte de compétences techniques et pourrait donc favoriser l’émergence d’erreurs médicales.