Article traduit de la version originale (en anglais).
La série d’interviews «esanum Global Series» mobilise les équipes éditoriales allemande, italienne, anglophone et française d'esanum pour offrir une perspective globale sur des thématiques qui impactent la vie des médecins.
Dans cette première série «Médecins et réseaux sociaux, la ligne de front numérique», nous donnons la parole à des médecins dont le travail quotidien, l'engagement ou simplement la présence sur les réseaux sociaux ont suscité des réactions particulières, parfois au-delà de l’espace numérique.
David Gorski est professeur d'oncologie chirurgicale à la Wayne State University (Détroit, Michigan). Spécialiste du cancer du sein, ses recherches portent notamment sur le rôle des récepteurs du glutamate dans la croissance et les métastases. Il s'intéresse également aux problèmes de surdiagnostic et de surtraitement. Certains de ses travaux ont été publiés dans des revues prestigieuses telles que Nature, Cancer Research, Blood ou Nature Reviews Cancer. Il a été récompensé en 2007 par l'American Society of Clinical Oncology pour ses recherches cliniques.
À la fin des années 1990, David Gorski commence à fréquenter des forums sur Internet. Il s’oppose tout d’abord aux propos négationnistes qu’il y découvre. Rapidement, le Dr Gorski prend conscience de la prolifération sur le web de fake news liées à la médecine. Sous le pseudonyme d' «Orac», il lance en 2004 le blog Respectful Insolence afin de les dénoncer.1 En 2008, cette fois-ci sous son vrai nom, il participe à la création du site Science-Based Medicine 2 dont il est aujourd'hui le rédacteur en chef.
Sa défense acharnée d’une science basée sur les preuves lui attire les foudres d’une triste ribambelle, qui va des antivax aux charlatans en passant par les néo-nazis. Rien ne lui est épargné : accusations de pédophilie, menaces de poursuites judiciaires, dénonciation de pseudo-conflits d'intérêts, tentatives pour obtenir son licenciement.
Ces attaques contre David Gorski redoublent en 2016, lorsqu’il critique le film Vaxxed. Son réalisateur, Andrew Wakefield, est un ancien chirurgien et chercheur britannique, auteur d'une étude frauduleuse publiée dans The Lancet en 1998. Il établissait une relation de cause à effet entre le vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole et ce que Wakefield appelait «l'entérocolite autistique». Douze ans plus tard, suite à une enquête du British General Medical Council, Wakefield fut radié et l’étude rétractée.
J'ai commencé à l'utiliser il y a sept ou huit ans. Ma fréquentation de ce réseau fut très progressive, au fur et à mesure que je me sentais plus à l'aise. Comme beaucoup de personnes, je me suis servi de Twitter comme d’une sorte d'extension de mon blog. Aujourd'hui, il y a des jours où j'utilise à peine Twitter, et d'autres où je peux tweeter cinquante fois ou plus. En moyenne, je dois être à environ vingt tweets par jour.
Oui, mais l'un des avantages de ce réseau est le paramétrage assez fin des filtres. Si vous les montez suffisamment haut, vous ne voyez pratiquement jamais vos haters car vous ne recevez pas de notifications lorsqu’ils s’expriment. Beaucoup d'entre eux ne renseignent pas leur profil et laissent la photo par défaut. Ils sont faciles à reconnaître. J'ai beaucoup de détracteurs mais je n'en vois pas beaucoup, sauf si je le veux.
Au fil des ans, j’ai bloqué un peu plus d'un millier de personnes sur Twitter. Ça n’en fait pas tant que ça chaque année, mais j’ai moins de tolérance pour les trolls désormais. Je les bloque plus rapidement. Comme j'ai davantage de followers, le ratio reste semblable.
Ça m'arrive. Cela dépend de mon humeur… et du genre de «troll». Il y en a dont je sais au bout d’un seul tweet qu'ils ne valent pas la peine qu'on discute, et je les bloque. Parfois je réponds aux autres, mais je ne veux pas y passer mon temps.
De manière plus globale, je pense que Twitter peut parfois servir à informer sur des thématiques médicales. J'aime m’en servir dans ce but. Je suis parfois sur le point de tout abandonner – peut-être pas au point de supprimer mon compte Twitter, comme certaines personnes l'ont fait – mais simplement d'arrêter de tweeter. Pourtant, j’y reviens toujours. Ce qui me pousse à me demander s'il n'y a pas une sorte de dépendance.
L'utilisation d’un langage agressif alimente l’agressivité des trolls et risque de rebuter des personnes qui pourraient devenir vos alliés. Le style est important. Je suis plutôt informel sur Twitter, mais je respecte une règle simple : j'essaie de ne pas m’exprimer d’une manière qui mettrait mon patron dans l’embarras s’il me lisait.
C'est en partie la raison pour laquelle je me suis attaqué au Dr Raoult dans un article, en 2020. Simplement parce que j'ai observé sa manière de menacer les gens sur Twitter en permanence [dans l'article "Dr. Didier Raoult: Bad science on COVID-19 and bullying critics", David Gorski fait notamment allusion au communiqué de presse de l’IHU du 14 avril 2020 qui s’en prenait au Dr Damien Barraud].
Absolument, et avant même que je devienne très actif sur Twitter. Il y a eu des raids contre moi juste à cause de mon blog. En 2010, un groupe d'activistes anti-vaccins a essayé de me faire renvoyer de mon université en envoyant des mails et en appelant le conseil d'administration pour révéler un soi-disant conflit d'intérêt me concernant. C’était bidon.
Cette situation fut difficile à vivre, mais heureusement le doyen et le directeur de mon département m'ont soutenu. C'était la première fois qu'ils s'en prenaient ainsi à mon exercice professionnel. J'avais connu des situations similaires auparavant, mais toujours de la part d’un antivax isolé qui appelait mon patron ou lui envoyait un mail. J'étais facilement ébranlé à l’époque. À force, j'ai maintenant le cuir bien plus épais.
Dans quel but ? Cela relève du premier amendement, de la liberté d'expression.Les harceleurs ne considèrent pas cela comme du harcèlement, et je ne peux absolument rien y faire [le premier amendement dispose que «Le Congrès n'adoptera aucune loi relative à l'établissement d'une religion, ou à l'interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d'expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d'adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis»]. Il n'y avait aucune possibilité de porter plainte à moins qu'il n'y ait des menaces de violence.
Pas seulement. Le tout premier à s'être plaint auprès de mon responsable hiérarchique était un cancérologue du nom de William P O'Neill. En 2005, il a envoyé par mail des menaces d’ordre juridique au directeur de mon département et au directeur du Cancer Institute of New Jersey où je travaillais alors. Ce médecin était à la tête d'un soi-disant groupe canadien de recherche sur le cancer. Cela s'est produit quelques mois seulement après le lancement de mon premier blog. Ce qui est assez drôle, ce que je n'avais même pas parlé directement de lui ; j'ai juste cité quelqu'un d'autre qui avait écrit à son propos. Et c'était une référence plutôt courte.
Je reçois des menaces dans ce sens, mais ce n'est pas courant. Je ne m'inquiète pas outre mesure car je ne suis pas si haut que ça dans la «chaîne alimentaire», pas suffisamment important. Ce n'est pas comme Peter Hotez, par exemple. Ce pédiatre, chercheur en vaccins et doyen de l'École nationale de médecine tropicale du Baylor College of Medicine a été très virulent contre le mouvement antivax et les négationnistes du Covid. Il a subi de fortes attaques venant de tout l’écosystème conspirationniste de droite, dont des campagnes orchestrées contre lui sur Fox News. Les attaques de groupes marginaux et de charlatans, c’est une chose. Mais quand quelqu'un comme Tucker Carlson s’en prend à vous, c'est un tout autre niveau [animateur d’un talk-show diffusé tous les soirs à 20h sur Fox News, son audience a dépassé en octobre 2020 les 5 millions de téléspectateurs par émission].
Il y a deux ans et demi, j'ai participé à San Diego à une conférence qui portait sur l'hésitation vaccinale et le mouvement anti-vaccin. Parmi les participants figurait le pédiatre Richard Pan, sénateur de l'État de Californie. Il est très pro-vaccin. C’est l'un des deux sénateurs qui ont introduit en 2015 le projet de loi sénatoriale n° 277 ; cette loi a supprimé les exemptions de vaccination pour motif religieux, concernant l'entrée dans les crèches et les écoles de Californie. Auparavant, vous pouviez refuser de faire vacciner votre enfant sur la base de croyances personnelles ou de la religion. Cette loi n'autorise plus que les exemptions pour motif médical. Pendant cette conférence, nous étions quelque peu inquiets d'être pris pour cibles. Les mesures de sécurité étaient draconiennes. Le sénateur Pan a été agressé physiquement, mais plus tard [en 2019, il fut poussé violemment dans la rue par un antivax qui a diffusé la scène sur Facebook].
S'il s'agit de quelqu'un que je ne connais pas, un compte anonyme, je m'en fiche. Il pourrait s'agir d'un robot, ce serait pareil. Pour ce qui est du genre d’attaques qui pourraient me heurter ou me mettre en colère... Autant ne pas les évoquer publiquement.
Ma vie professionnelle aurait-elle pu en souffrir ? Si vous m'aviez posé cette question il y a cinq ans, j'aurais répondu «oui» sans hésiter. Il y avait à l’époque tellement de mensonges à mon sujet qui circulaient sur le web… Quand on cherchait mon nom sur Google en 2016, on trouvait des choses horribles. Je plaisantais souvent en disant que trouver un nouvel emploi serait problématique, vu que dans le milieu universitaire les recruteurs commencent par vous googler.
C’est difficile d’évaluer l’impact de telles campagnes de dénigrement car Google a pris des mesures de plus en plus strictes envers les sites web qui promeuvent les théories du complot et les fake news. Une majorité d'articles haineux à mon sujet, même s'ils existent toujours, n'apparaissent plus dans les premières pages des recherches sur Google.
J'ai reçu de nombreuses menaces juridiques, certains ont exigé que je retire un article, d’autres m’ont poursuivi en justice pour diffamation. On peut penser beaucoup de choses du contexte américain, de ses inconvénients, mais le premier amendement fait qu'il est très difficile pour quiconque de me poursuivre en justice pour diffamation – surtout si la personne sur laquelle j'ai écrit est une personnalité publique. Lorsque ces groupes menacent de me poursuivre, ils tentent de m'intimider. Lorsqu'ils intentent un procès, ils essaient de me faire perdre de l'argent. Ces actions en justice finiront par être rejetées mais coûtent cher en frais d'avocats.
Le problème en Europe est qu'il n'existe pas la même protection juridique en matière de diffamation que celle que m’offre ce premier amendement. Il y a plus de vingt ans, David Irving, un négationniste de l'Holocauste, a intenté un procès en diffamation contre Deborah Lipstadt. Celle-ci avait écrit qu'Irving était un négationniste, fait étayé par une abondante documentation. Irving l'a poursuivie en justice au Royaume-Uni ; dans ce pays, la charge de la preuve incombe non pas à la personne qui intente le procès mais à la personne poursuivie. Mme Lipstadt a dû prouver que ce qu'elle avait écrit était exact.
La plupart des lois européennes sur la diffamation sont beaucoup moins favorables au défendeur que les lois américaines. Si je vivais au Royaume-Uni ou en Europe, je ne sais pas si je pourrais faire ce que je fais. Le risque juridique serait probablement trop élevé. Un procès, ce n’est pas anodin. Cela peut être dévastateur. Surtout si l'on est étudiant ou un jeune professionnel.
À mes collègues américains, je dirais de prendre conscience du harcèlement auquel ils s’exposent en s’exprimant sur le web. C’est pareil en Europe. Il n’y a qu’à voir l’affaire Raoult, en France. Les personnes qui l'ont critiqué ont été largement harcelées. Pourtant, si vous avez raison sur le plan scientifique et si vous êtes passionné par votre cause, alors je vous dis de foncer.
En France, le procès en diffamation n’est pas le seul écueil. J'ai écrit un article sur un collectif de médecins baptisé «Fakemed» ["fake médicine: Science-based medicine versus homeopathy in France"]. Ils ont publié une lettre ouverte critiquant l'homéopathie. Ce n'est pas un procès en diffamation qui leur a causé des problèmes, mais des confrères homéopathes ont porté plainte auprès de leur Ordre pour «comportement non professionnel» car vous n'êtes pas censé critiquer vos collègues.
Ici comme là-bas, en France, il est rarissime de perdre le droit d’exercer. Aux États-Unis, il faudrait qu'un médecin ait un problème de toxicomanie, ou bien qu'il ait agressé sexuellement un patient. Ou encore qu'il ait un long passif de préjudices causés à des patients en raison de soins de mauvaise qualité. Les autorités médicales américaines sont réticentes à appliquer une norme de soins ; il faut que les soins soient vraiment mauvais pour qu'il y ait une sanction.
Je m’étonne de constater que le mouvement antivax n'a pas été très violent, voire pas du tout, depuis au moins six ans maintenant. Cependant, l'alignement croissant entre les antivax et certains groupes d'extrême droite m'inquiète. J'ai publié une série d’articles sur mon blog Respectful Insolence à propos de la rhétorique violente du mouvement anti-vaccins, exemples à l'appui [dont "The violent rhetoric of the antivaccine movement, antimask COVID-19 update"]. Je crains qu’un de ces jours quelqu'un de ce mouvement, ou un groupe entier, ne devienne violent.
Il y a eu l’attaque physique contre le sénateur Richard Pan, heureusement bénigne. Dans le même contexte – cette loi californienne SB-277 – une femme a jeté du sang menstruel sur des législateurs lors de l'adoption de la loi. Jusqu'à présent il n'y a pas eu de violence mortelle. Mais si vous observez la rhétorique des antivax, elle est devenue de plus en plus violente au cours des six années qui ont précédé la pandémie.
Le cas de Del Bigtree3, un antivax assez célèbre aux États-Unis, est révélateur. Dans une vidéo, ll a lancé publiquement l’appel «Qu'attendez-vous ?» à l'intention des «défenseurs du deuxième amendement» [amendement qui prévoit qu’ «Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit du peuple de détenir et de porter des armes ne doit pas être transgressé»].
Ce que suggère cette vidéo, c’est qu'il est peut-être temps pour ces personnes d'utiliser leurs armes. Autre fait inquiétant : alors qu’il participe à une collecte de fonds dans le Michigan avec un groupe local antivax, Del Bigtree explique qu'ils devront «mourir pour la liberté» mais dans le contexte de la résistance à la vaccination.
La première fois que j'ai vu cela, c'était par un antivax américain il y a environ six ans, dans le contexte de la législation SB-277. Après, ça s’est estompé, avant de revenir en force lors du déploiement du vaccin contre le Covid.
Oui, cela m'arrive. Récemment, j'ai eu un échange avec le relativement célèbre Dr Joel Kahn, surnommé «le cardiologue holistique de l'Amérique». Il avait diffusé des théories du complot et des fake news sur les vaccins contre le Covid. J'ai donc écrit quelques articles et tweeté à ce sujet.
Joel Kahn a voulu engager le dialogue, en argumentant et en exprimant ses préoccupations. J'ai détaillé mes propres arguments sur les points soulevés et je lui ai envoyé de la documentation scientifique. Il s’est excusé de ne pas lire ces études. Récemment, un autre médecin spécialisé dans les régimes «holistiques» m’a mis au défi de venir dans son podcast pour débattre avec le Dr Kahn. Donc oui, j’interagis parfois avec des confrères qui ont des opinions très différentes des miennes.
[En février 2021, nous avions traduit avec son accord un article de David Gorski publié dans Respectful Insolence : «Vaccin Pfizer/BioNTech : est-il responsable du PTI qui a tué le Dr Michael ?»].
esanum Global Series est un travail éditorial conjoint des équipes d'esanum.de, esanum.fr, esanum.it et esanum.com. Les interviews sont disponibles en quatre langues sur ces différents sites.