69 mètres de long, 15 de large, un pavillon norvégien. Le navire Ocean Viking a pris le relais de l’Aquarius en juillet 2019 pour secourir les personnes qui tentent de traverser la méditerranée en partant de la Libye. Affrété par l’ONG SOS Méditerranée, l’Ocean Viking embarque pour chaque mission une trentaine de personnes : neuf membres d'équipage, une équipe de recherches et secours et du personnel médical.
La seconde mission de l'Ocean Viking pour l’année 2021 s’est déroulée en mars-avril. 236 personnes ont pu être sauvées. Mais l'équipage en garde un goût amer : le navire est arrivé trop tard pour en secourir environ 130 autres dont l’embarcation a chaviré dans la nuit du 21 au 22 avril. Il n’y eut aucun survivant. Leur bateau pneumatique avait pourtant été signalé «en détresse». L’ONG a pointé du doigt le manque de coordination des secours par les autorités responsables.
Anne est une médecin française. Elle a déjà effectué plusieurs missions à bord de l’Aquarius puis de l’Ocean Viking. En mars-avril, Anne était responsable de l’équipe médicale. Voici son témoignage, recueilli par la journaliste Emmanuelle Chaze qui était à bord.
Pour des raisons de sécurité, le nom d’Anne n’est pas divulgué. Les membres de SOS Méditerranée sont régulièrement pris à partie, et pas seulement sur les réseaux sociaux.
C’est à géométrie variable. Il y a toujours au moins un médecin, au moins une sage-femme, et deux autres personnes qui peuvent être médecins ou infirmiers. Lors de cette rotation, il s’agissait de deux infirmiers, un homme et une femme qui ont l’expérience de la médecine d’urgence et de l’humanitaire. La sage-femme a également déjà exercé dans ce domaine. Nous sommes donc dans une continuité et une complémentarité qui facilite le travail en équipe.
Au moment des sauvetages, la première chose à vérifier est qu’il n’y a pas d’urgence vitale : des personnes noyées ou bien qui ont souffert de traumatismes sévères au cours de leur périple. Certaines peuvent présenter des anciennes plaies par balles. D'autres ont été battues par les passeurs lors de l’embarquement, parce qu'elles hésitaient à s’entasser sur les bateaux pneumatiques ou les barques en bois, à cause du mauvais temps par exemple. Les passeurs les battent pour les forcer à monter.
Ensuite les rescapés dérivent parfois longtemps en mer, dans des conditions extrêmes, ce qui entraîne un «problème d’exposition». En fonction de la météo, il peut y avoir des cas graves d’hypothermie, de déshydratation, des insolations, etc. Sur les gros bateaux en bois, le fioul s’accumule en fond de cale et les personnes sont gravement brûlées.
D’autres personnes sont coincées les unes contre les autres, ce qui leur cause des contusions, des fractures, des traumatismes thoraciques. Enfin il y a beaucoup de problèmes digestifs. Dans tous ces cas, plus la dérive a duré longtemps et la mer a été mauvaise, plus le nombre d’urgences médicales augmente.
En parallèle, nous devons prendre en charge des cas qui ne relèvent pas de l'urgence médicale mais de l’abattement extrême. Ces personnes ont été tellement proches de la mort pendant leur dérive en mer... Les rescapés peuvent perdre toute énergie, s’affaler sur le pont, avoir des réactions assez paradoxales, trembler, etc. Leur grande détresse psychologique peut conduire à de l’affolement. Plus tard, l'attente et l’incertitude majorent leur angoisse car nous avons souvent du mal à trouver un pays qui accepte de les accueillir.
À bord, tout l’équipage est formé par l’équipe médicale aux Premiers Secours Psychologiques. Nous devons tous et à chaque instant être capables de faire face à une forte détresse émotionnelle. Lors du débarquement, nous nous efforçons d'orienter vers des spécialistes les rescapés dont l’état somatique ou psychologique nous préoccupe.
Nous devons d’abord repérer les cas qui dans un premier temps n’avaient pas paru urgents. Par exemple, nous cherchons d’éventuels symptômes de la Covid-19, nous repérons s’il y a des femmes enceintes et nous essayons de savoir si des personnes ont été victimes de violences, dans tous les sens du terme.
Par la suite, les personnes viennent d’elles-mêmes tout au long de la mission, pour signaler des problèmes qui apparaissent au fur et à mesure. Il peut s’agir de séquelles de leur voyage comme des blessures ou des traumatismes. Nous traitons beaucoup de maladies respiratoires, des problèmes cutanés – surtout la gale mais aussi des allergies et piqûres d’insectes – et des douleurs diffuses. Le mal de mer est très répandu. D’autres maladies plus sévères peuvent se révéler sur le bateau, telles que des complications liées à la grossesse ou des pneumonies.
Ces personnes ont fréquemment été victimes de violences sexuelles, que ce soit dans le pays d’origine, sur le trajet ou en Libye. Les grossesses non désirées ne sont pas rares. Nous pouvons offrir un suivi de grossesse normal car nous avons à bord un échographe et tous les médicaments nécessaires. Il y a parfois des accouchements à bord, avec un risque accru d’infection ou d’accouchement prématuré. Lors de la précédente mission, en janvier-février, deux femmes en fin de grossesse à haut risque ont dû être évacuées. C'est pourquoi la présence d’une sage-femme dans l’équipe est indispensable.
Dans le cas de grossesses précoces, le dialogue avec les femmes est crucial pour déterminer s’il s’agit de la conséquence d’un viol, si la grossesses est désirée ou pas, etc. On leur propose des tests de grossesse, des échographies, et on discute avec elles de ce qu’elles souhaitent pour la suite. En fonction du degré d’avancement de la grossesse, si elle n’est pas désirée, on peut leur proposer un avortement dans des conditions sanitaires adéquates ; cela leur évite de devoir le faire plus tard de manière non sécurisée.
Les personnes qui arrivent sur le bateau ont été victimes de toutes sortes de sévices, aussi bien les hommes que les femmes. Pour les hommes, les violences sexuelles sont extrêmement taboues. Très rarement, ils nous expliquent ce qui leur est arrivé, et dans ce cas on peut les accompagner. Pour les femmes, le dialogue est un peu plus facile, même si elles doivent aussi sentir qu’elles sont en confiance pour en parler. Elles présentent un symptôme comme une brûlure ou une douleur et c’est au moment de l'examen que le médecin va suspecter une agression et poser les bonnes questions.
24h après le sauvetage, la sage-femme explique aux rescapés – séparément chez les hommes et chez les femmes – qu’on sait qu’il y a souvent des violences sexuelles sur le trajet ou en Libye. Elle leur dit qu’on en a vues beaucoup, qu’on est là, et qu’on est prêt à écouter cela et à les soigner. Cela leur permet, souvent, d’oser raconter ce qui leur est arrivé.
Au moment du sauvetage, on vérifie la température de tous ceux qui montent à bord. Ensuite, cette vérification est quotidienne et tous les rescapés portent un masque en permanence, renouvelé chaque jour. Ceux qui ont des symptômes sont directement orientés vers le module médical pour être examinés. En cas de test positif, on regarde qui était à proximité pour faire du contact tracing et tester plus largement. Les cas positifs sont placés en isolement.
Notre personnel est qualifié pour effectuer des soins hospitaliers et nous avons du matériel et des médicaments spécifiques au cas où des personnes à bord seraient contaminées. Par contre nous n’avons pas de respirateur. S’il y a un cas grave, nous devons l’évacuer.
Cette pandémie change considérablement notre manière de travailler, et pas seulement au niveau médical. Tout l’équipage porte en permanence du matériel de protection, même au moment des sauvetages. C'est pesant car tous nos déplacements sur le bateau et nos interactions avec les rescapés sont chamboulés.
On ne peut pas circuler librement d’un espace à l’autre. Il y a deux zones séparées sur le bateau, celle des rescapés et notre espace de vie. Chaque passage d’une zone à l’autre s’effectue via une zone de décontamination. Par ailleurs, tous nos contacts avec les rescapés se font avec les équipements-barrières : combinaisons intégrales avec capuche intégrée, masques et lunettes protectrices, chaussures fermées. Les rapports avec eux ne sont pas aussi spontanés et naturels qu’avant la pandémie. On est obligés d’inventer des moyens pour leur montrer qu’on est présents et disponibles, pour qu’ils se sentent compris et entendus. Nos gestes doivent parler.
Par ailleurs, la pandémie a freiné le rythme des missions. Nous sommes obligés de faire nous-mêmes une quarantaine avant de monter à bord. On veut à tout prix éviter d’amener la maladie sur le bateau. Tout l’équipage est testé au début, au milieu et à la fin de cette quarantaine.
Une fois la mission achevée, en fonction des législations italienne et maritime, nous avons une nouvelle quarantaine à respecter avant de pouvoir descendre du bateau. Ça veut dire que les intervalles entre les missions augmentent, donc que l'Ocean Viking est moins présent sur zone.
La pandémie représente évidemment beaucoup de contraintes, mais on ne peut pas arrêter nos missions pour autant. Combien de temps peut-on accorder à une vie, au sauvetage d’une vie ? Ça ne se mesure pas.