Le succès d’une première tentative réussie à l’intubation est important car les tentatives d’intubation ultérieures sont associées à une morbi-morbalité accrue pour le patient quelle que soit la raison pour laquelle la protection des voies aériennes est nécessaire.
En anesthésie, et plus largement en soins critiques (réanimation et urgences), la vidéolaryngoscopie (VL) a représenté une révolution dans l’amélioration du taux de succès de l’intubation dès la première tentative. Comment pouvons-nous tirer des leçons de cette expérience à partir des essais randomisés contrôlés parus dans la littérature ?
En 2018, l'essai BEAM («faisceau» en anglais) avait montré une amélioration substantielle de la réussite lors de la première tentative lorsque la bougie était utilisée en première intention mais il s’agissait d'une étude monocentrique. Voyons si ces résultats sont confirmés par un essai multicentrique randomisé contrôlé justement intitulé «BOUGIE».
Cette étude a été réalisée au sein du service d’urgence du Hennepin County Medical Center (Minnesota, USA). Elle a porté sur 757 patients présentant une indication à une intubation, a examiné l’utilité d’une bougie en première intention (ou mandrin long béquillé ou mandrin d’Eschmann ou mandrin Frova). Il s’agissait de déterminer si cette étape supplémentaire améliore les résultats sans pour autant augmenter le temps d’intubation ou les complications péri-procédurales.
Le succès à la première tentative était plus élevé dans le groupe bougie que dans le groupe stylet : 98% vs 87% sur la population étudiée et 96% vs 82% dans le sous-groupe des patients présentant au moins un critère d’intubation difficile. Cependant, la durée médiane de la première tentative ainsi que l'incidence de l'hypoxémie étaient similaires dans les deux groupes.
Ces résultats sont intéressants car, aux urgences, nous utilisons souvent la bougie comme dispositif d’appoint pour la gestion des voies aériennes difficiles.
Les 757 patients de l’étude ont été répartis au hasard dans deux groupes : intubation avec bougie ou intubation avec un stylet pré-positionné dans la sonde d’intubation pour la tentative initiale.
Les intubations ont été réalisées par des résidents (internes de médecine d’urgence) ou des consultants (séniors) des urgences. Ils ont utilisé une lame Macintosh (en majorité à l’aide d’un vidéolaryngoscope de type C-MAC).
Pour nous européens, Il est important de considérer qu’aux USA, le stylet est déjà présent dans la sonde d’intubation qui est utilisée telle quelle lors des premières tentatives.
Regardons cela de plus près…
Quand on regarde en détail les résultats, on constate que le taux de réussite à la première tentative était meilleur dans le groupe bougie et sans différence statistiquement significative en termes de durée de la procédure.
En effet, dans l'ensemble, les taux d’hypoxémie étaient similaires dans les deux groupes (13% versus 14%) avec même une tendance à une diminution des épisodes chez les utilisateurs de la bougie.
Cette étude nous a fourni les premières données probantes sur l’utilité de la bougie comme dispositif à utiliser d’emblée aux urgences. Certes, ces résultats peuvent ne pas être généralisables pour diverses raisons, à commencer par l’absence du stylet dans notre dotation standard. C’est pourquoi, j’aurais aimé que cette étude soit répétée dans un plus grand nombre de centres et en Europe sur des cohortes indépendantes.
Cet essai est le plus important essai multicentrique sur l’intubation en urgence de patients critiques jamais réalisé dans des services de soins critiques (services d’urgence et unités de soins intensifs). Le but : savoir s’il y a une différence dans le succès d’une première tentative d’intubation avec bougie vs avec stylet.
Nous avons vu que l’essai monocentrique BEAM a montré une amélioration substantielle de la réussite lors de la première tentative lorsque la bougie était utilisée en systématique. Si cela se confirme dans un essai multicentrique, la pratique de tous pourrait s’en trouver modifiée.
Cet essai comparatif randomisé contrôlé multicentrique mené dans des services d'urgence et des unités de soins intensifs s'est penché sur le taux de réussite à la première tentative.
Il convient de noter que cet essai a été mené auprès d’un large éventail de praticiens, qu’ils soient internes (Residents 61,6%) ou titulaires (38,4%) dans des services d'urgence (62,9%) et des unités de soins intensifs (37,1%).
Par ailleurs, concernant les objectifs secondaires de l’étude, l’analyse des sous-groupes n’a révélé aucune différence statistique entre la bougie et la sonde armée du stylet en fonction de la qualité du praticien, de la typologie du service ou des caractéristiques du patient.
Comment un essai randomisé contrôlé (BEAM) peut-il montrer une amélioration aussi importante alors qu’un autre essai réalisé ultérieurement ne montre aucune différence ?
Cela pourrait venir du fait que l’essai BOUGIE compte plus d'opérateurs uniques ne réalisant qu’une seule intubation randomisée dans l'étude alors qu’en règle générale, lorsqu’une étude est réalisée dans un service, un même praticien inclut plusieurs patients.
Je ne reviens pas sur la nécessité de relativiser les résultats pour nous autres européens qui n’utilisons pas de façon usuelle de sondes armées de stylet introducteur. En effet, les limites trouvées sur ce point dans l’étude BEAM sont encore valables dans l’essai BOUGIE.
Une autre remarque (qui montre bien qu’on doit lire l’ensemble d’un article et non l’abstract uniquement) m’est venue à la lecture de la méthodologie et de la discussion. En effet, les sites qui ont participé à l'étude ont déclaré qu’ils utilisaient rarement ou seulement quelques fois par mois la bougie en première intention dans le cadre de leurs soins usuels. Cela signifie qu’ils avaient moins d'expérience et de temps pour apprendre à utiliser correctement l’usage du mandrin… et donc, que l’effet positif attendu (comme dans BEAM) pourrait s’en trouver amoindri.
Enfin, la question qui me dérange le plus porte sur les circonstances de ces études (que ce soit pour BOUGIE ou pour BEAM). Pourquoi utiliser une bougie avec un vidéolaryngoscope ??? En effet, les mandrins longs béquillés ou bougies ont été conçus pour aider à atténuer l’angle d’ouverture du larynx avec l’axe de visée naturel qu’on obtient en utilisant la laryngoscopie directe.
Avec la vidéolaryngoscopie, a priori, ce problème est résolu puisque cet angle est corrigé par la lame du vidéolaryngoscope. Or, dans cet essai, 75% des patients ont été intubés à l'aide de la VL. On peut se demander si, finalement, cet essai a étudié un problème qui n’existait pas.
Personnellement, je suis un grand fan de la bougie (Kiwi Grip) dès que je suis dans une situation ou l’intubation nécessite un geste rapide et précis. Tout d’abord, elle me permet de rester zen car elle est très facile à utiliser. Ensuite, on ne sait jamais quand on va rencontrer une situation où l’abord des voies aériennes va être difficile (raison pour laquelle je n’aime pas parler de critères d’intubation difficile en médecine d’urgence car toute tentative peut l’être même avec les plus standards des VAS).
À la lecture de ce nouvel essai et de son «grand frère», il semble que, pour l'instant, le camp de la bougie dans lequel je me trouve soit sûr, à défaut d’être forcément plus performant que le stylet (que nous n’utilisons pas ou peu).
Video : démonstration du Kiwi Grip
Références :
1- Driver BE, Prekker ME, Klein LR, Reardon RF, Miner JR, Fagerstrom ET, Cleghorn MR, McGill JW, Cole JB. Effect of Use of a Bougie vs Endotracheal Tube and Stylet on First-Attempt Intubation Success Among Patients With Difficult Airways Undergoing Emergency Intubation: A Randomized Clinical Trial. JAMA. 2018 Jun 5;319(21):2179-2189.
2- Driver BE, Semler MW, Self WH, et al. Effect of Use of a Bougie vs Endotracheal Tube With Stylet on Successful Intubation on the First Attempt Among Critically Ill Patients Undergoing Tracheal Intubation: A Randomized Clinical Trial. JAMA. Published online December 08, 2021. doi:10.1001/jama.2021.22002
Liens d'intérêts
Le professeur Peschanski déclare les liens d'intérêts suivants :
- sur les trois dernières années : Vygon SA (consultant), Fisher&Paykel (symposium), AstraZeneca (symposium)
- sur les vingt dernières années :
Symposiums : Fisher&Paykel Healthcare , AstraZeneca, Lilly, Sanofi, Daiichi-Sankyo, HeartScape, The Medicine Company, Thermofisher, Roche Diagnostics
Boards : Bayer, AstraZeneca, Vygon SA, Portola USA, Sanofi, Boehringer Ingelheim
Congrès : Lilly, Sanofi, Vygon SA, Portola, Roche Diagnostics, Thermofisher
Fonds de recherche (non personnels) : Servier, Boehringer Ingelhei