La responsabilité de ce onzième épisode du Journal Club incombe aux Drs James Hayes – qui a ouvert la boîte de Pandore – et Mike Cadogan, mon ami urgentiste au Charles Gairdner Hospital de Perth (Australie), tous deux passionnés d’histoire de la médecine aiguë.
Si l'on se fonde sur l'argument d'usage, le précédent historique et la dérivation étymologique, c’est bien le terme «adrénaline», celui utilisé en France, que l’on devrait rechercher. Mais si vous faites un tour sur Pubmed, préférez-lui celui d’«epinephrin», cela vaut mieux. Deux noms pour une même substance... L'explication se cache de part et d'autre de l'Atlantique, à l'aube du siècle précédent.
1894, University College de Londres. Le médecin anglais George Oliver (1841-1915) et le physiologiste Sir Edward Sharpey-Schafer (1850-1935) observent les effets de l'extrait de la moelle surrénale sur le rythme cardiaque et la pression sanguine des animaux.
De son côté – c’est-à-dire de l’autre côté de l’Atlantique –, le biochimiste et pharmacologue américain John Jacob Abel (1854-1938) de l'Université Johns Hopkins utilise quant à lui des glandes surrénales de mouton. Il fabrique ainsi un produit cristallin qui imite l'effet d'augmentation de la pression sanguine de l'extrait d'Oliver et Sharpey-Schafer.
Le 6 mai 1897, Abel décrit pour la première fois le principe actif qu'il a isolé dans un article lu devant l'American Medical Association. Mais en 1899, dans les Actes de l’American Physiology Society, il le détaille sous le nom d'«epinephrin». Si Abel choisit ce terme, c'est pour suivre la suggestion de l'anatomiste Joseph Hyrtl selon laquelle «epinephrin» serait la meilleure dénomination pour un produit extrait de la capsule surrénale.
Jokichi Takamine (1854-1922) est un biochimiste japonais indépendant installé à New York. En 1901, il réussit à isoler une «forme pure, stable et cristalline» de l'épinéphrine. Ce composé, qu’il brevète, est mis sur le marché par la société pharmaceutique Parke, Davis & Company sous le nom commercial «Adrenalin».
Parcourons la correspondance entre Takamine et cette société avec laquelle il s'associe : «L'été dernier, j'ai consacré mon attention à ce sujet et je suis heureux d'annoncer que j'ai réussi à isoler le principe actif sous une forme pure, stable et cristalline, la base elle-même. Je ne souhaite en aucun cas usurper le mérite qui revient aux chercheurs pionniers. Mais étant donné qu'aucun auteur n'a précédemment obtenu le principe actif sous une forme pure, et qu'on ne peut exclure une possibilité de controverse, j'ai donc baptisée ma substance, telle que je l'ai isolée, "Adrenalin"».
En effet, il s’avère qu’Abel a isolé le dérivé monobenzoyl de l'hormone plutôt que le principe actif lui-même. Takamine a quant à lui isolé l'hormone, bien qu'il ait été démontré par la suite que le produit naturel est lui-même un mélange de deux substances, l'adrénaline et la noradrénaline. Toujours est-il que l'adrénaline de Takamine et l'épinéphrine d’Abel apparaissent toutes deux sur le marché, et pour la première fois, en 1901.
C’est à Thomas Aldrich, un chimiste de Parke, Davis & Company, que revient le mérite d'avoir déterminé en premier la formule chimique correcte de l'adrénaline. Au mois d’août 1901, Aldrich isole une substance cristalline des glandes surrénales et la compare avec celle de Takamine. Il constate que les deux substances sont identiques. Aldrich procède ensuite à une analyse élémentaire de l'adrénaline. La formule du composé diffère quelque peu de celle de Takamine, et se révèlera plus tard être la bonne. À savoir : C9H13NO3.
Aldrich écrit alors ceci :
«Il est intéressant de noter à cet égard que si l'on soustrait un résidu benzoyle de la formule d'Abel pour l'«épinéphrine» (C17H15NO4) on obtient une formule C10H10NO3 qui n'est pas très éloignée de celle de l'adrénaline (C9H13NO3). Une différence qui s'explique aisément si l'on suppose que l'une des substances est contaminée par d'autres corps».
Ainsi, Parke, Davis & Co a commercialisé l'extrait sous le nom de leur marque déposée «Adrenalin». Pendant ce temps, le terme «épinéphrine» est devenu son nom générique aux USA puis dans tous les pays anglophones, en supposant à tort que l'extrait d'Abel était identique à l'adrénaline de Takamine. En fait, l'épinéphrine d'Abel en était le dérivé benzoylé inactif.
En Europe, l'Adrenalin n'a pas été commercialisée. «Adrénaline» a par contre été adopté comme nom générique avec le soutien de l'éminent pharmacologue anglais Sir Henry Hallett Dale (1875-1978). Ce futur prix Nobel – il l’obtiendra en 1936 pour ses travaux sur la transmission chimique des impulsions nerveuses – fait valoir dès 1906 que le terme «épinéphrine» a été utilisé pour décrire des extraits qui n'étaient pas physiologiquement identiques à ceux appelés «adrénaline».
Son argument semble lui aussi pur, stable et... cristallin : «Dans la littérature physiologique, la terminologie est réglée par ceux qui décrivent l'action physiologique. [Non] les physiologistes ne devaient rien aux travaux d'Abel ou ne pouvaient pas utiliser ses substances inactives.» Dont acte.
Références :
Liens d'intérêts
Le professeur Peschanski déclare les liens d'intérêts suivants :
- sur les trois dernières années : Vygon SA (consultant), Fisher&Paykel (symposium), AstraZeneca (symposium)
- sur les vingt dernières années :
Symposiums : Fisher&Paykel Healthcare , AstraZeneca, Lilly, Sanofi, Daiichi-Sankyo, HeartScape, The Medicine Company, Thermofisher, Roche Diagnostics
Boards : Bayer, AstraZeneca, Vygon SA, Portola USA, Sanofi, Boehringer Ingelheim
Congrès : Lilly, Sanofi, Vygon SA, Portola, Roche Diagnostics, Thermofisher
Fonds de recherche (non personnels) : Servier, Boehringer Ingelhei