Son nom est intimement lié à celui de Napoléon, qu’il a suivi campagne après campagne : au tournant du 19e siècle, le chirurgien en chef de la Grande Armée Dominique-Jean Larrey marque la médecine militaire et la médecine tout court d’ailleurs en apportant aux blessés des champs de bataille l’espoir d’un secours rapide, efficace et dévoué, y compris auprès des soldats ennemis.
Triage, ambulances mobiles… Itinéraire d’un médecin dont le travail a marqué ses successeurs.
Un garçon qui n’a pas grand-chose à faire là : voilà l’impression qu’aurait peut-être laissé le jeune Dominique-Jean Larrey a un observateur attentif de la vie toulousaine, au tout début des années 1780. Louis XVI règne pour quelques années encore et bien loin de Versailles, ce fils de cordonnier d’un village, déjà orphelin de père à quatorze ans, n’a a priori rien à faire à l'hôpital Saint Joseph de la Grave, vieil hospice toulousain. Et pourtant.
Accueilli par son oncle, chirurgien en chef de Saint-Joseph, le jeune garçon qui n’était encore jamais sorti de ses Pyrénées montre très vite des qualités exceptionnelles. Intelligent, courageux, le jeune garçon se distingue en anatomie. Très vite, on le tient pour un élément brillant : élève-professeur à 19 ans, aide-major à 20, il quitte Toulouse en 1787 avec sa thèse en poche, direction Brest où le jeune homme entre dans la Royale – la marine militaire – comme chirurgien major.
Le problème d’intégrer la Royale en 1787, c’est qu’elle ne le reste pas longtemps, Révolution oblige. Partisan des idées nouvelles, Larrey se fait d’abord dégager en beauté de son poste d’aide-major à l’hôpital des Invalides et traverse quelques années difficiles jusqu’en 1792 : le 21 septembre, la royauté est abolie par la Convention, qui décrète l’an I de la République.
L’Europe s’embrase, la France révolutionnaire est sous la menace des armées d’Europe : Larrey part pour ses premières campagnes et découvre la guerre, avec son lot de tripes à l’air et de blessures atroces, de gangrène et de hurlements, de souffrances et d’agonies. Dès 1792, Larrey constate quelque chose qui le heurte profondément : alors que les batteries d’artillerie se déplacent rapidement, tirées par des chevaux sur la ligne de front, les services de santé sont contraints d’attendre la fin des combats pour intervenir. Compte tenu de la nature des blessures que peuvent causer fusils, canons et autres grands coups de sabre à travers la tronche, la perte de chance est monstrueuse pour les soldats touchés. Avec des conséquences lourdes : on meurt plus souvent de l’absence de soins rapides que de ses blessures proprement dites.
C’est en voyant tout ça dans sa lorgnette – littéralement – que Larrey conçoit l’idée qui lui vaudra l’amour des soldats et quelques emmerdements avec l’état-major : les ambulances volantes. Un projet qu’il défend des années avant de le concrétiser grâce à un homme en particulier : le jeune général Bonaparte, dont l’allant emballe le jeune médecin.
Arcole, Lodi, Castiglione… Pendant les campagnes d’Italie, Larrey peut enfin tester une idée qu’ il ne cessera plus de développer, d’améliorer et d’enrichir – une idée toute bête. Au débût, c’est sommaire : un affût de canon, quatre planches en travers et deux bourrins pour traîner tout ça, et zou, voilà Larrey, «chirurgien de l’avant», qui se lance sous le feu pour aller ramasser les pauvres troufions blessés étalés un peu partout.
À la fin, les ambulances de Larrey seront au summum de la modernité et du confort, pensées et aménagées pour soulager les blessés et permettre aux brancardiers d’apporter les premiers soins avant l’arrivée au centre de triage. Bien avant Pasteur, sans rien connaître de la bactériologie, de l'antisepsie et de l'antibiothérapie, Larrey a compris sans base scientifique l’importance d’aller vite et d’opérer sans attendre, par pure perspicacité.
Le succès est tel que Bonaparte repère ce brillant chirurgien, au point de l’emmener avec lui pour sa campagne d’Égypte, destinée à emmerder l’Angleterre en coupant la route des Indes. Chirurgien en chef de l'Armée d'Orient, Larrey a la confiance de son général, donc les mains libres. Sous le climat du Caire, il donne libre cours à ses talents d’organisateur et sait aussi s’adapte aussi aux conditions locales, en inventant… l’ambulance-chameau. Si si : «Je fis construire cent paniers, deux par chameau, disposés en forme de berceau que l'animal portait de chaque côté de sa bosse, suspendus par des courroies élastiques au moyen d'une prolonge à bascule : ils pouvaient porter un blessé couché dans toute sa longueur».
En Égypte, c’est aussi l’humanisme de Larrey qui lui vaut l’affection des troupes – on le surnomme vite la «Providence des Soldats». Non seulement Larrey écoute leurs souffrances à une époque où les malades et les blessés sont encore considérés comme des poids morts par les officiers, mais il se bat pour eux.
Parfois littéralement comme à Canopé, quand il ramène un blessé sur ses épaules jusqu'à l'ambulance dans l'étonnement général, sans sembler se soucier du feu ennemi. Parfois métaphoriquement, quand il se débrouille pour faire de la chair de cheval une nourriture saine pour les blessés, allant jusqu’à abattre ses propres chevaux pour l’occasion. Ou quand il obtient que les blessés soient embarqués les premiers vers Toulon, lorsque la campagne d’Égypte tourne au vinaigre. Impensable avant lui.
En 1803, Larrey soutient sa thèse de chirurgie – c’est le premier à obtenir le grade de docteur dans cette spécialité toute neuve – intitulée Dissertation sur les amputations des membres à la suite des coups de feu». Il connaît bien le sujet : à la bataille de la Sierra Negra, en 1794, il avait personnellement amputé 200 soldats en 24 heures, ce qui démontre un certain savoir-faire dans l’art de jouer de la scie… Une rapidité dans le geste chirurgical qui tient de la bénédiction pour ses patients : quitte à perdre un bras ou une jambe, on sait apprécier un homme qui connaît son affaire en un temps où l’anesthésie se résume à un bon coup de gnôle.
Limiter les souffrances, intervenir au plus vite sur le champ de bataille, évacuer le plus vite possible… À ces principes, Dominique Larrey en ajoute un autre qui sonne comme une évidence aujourd’hui mais lui valut de sérieuses prises de bec avec l’état-major de Napoléon : sa conception du triage.
Première mesure : terminé, les avantages liés aux grades. Le deuxième pompe qui a pris un boulet dans le pied passe avant le colonel qui s’est retourné un ongle, et tant pis pour ceux qui espéraient jouer du galon. Deuxième mesure : on traite les blessés ennemis, sur le champ de bataille comme à l’arrière. Et ça, ça tend sérieusement ses relations avec d’autres officiers qui goûtent très peu l’idée de devoir consacrer du temps et des ressources à soigner des gens qui leur tiraient dessus quelques minutes ou quelques heures plus tôt. Mais Larrey ne lâche rien et impose même la fondation à Valladolid d’un hôpital entièrement destiné à soigner l’ennemi – un geste dont les Espagnols se souviendront, au lendemain des exactions commises par l’armée française contre les populations révoltées, y compris vis-à-vis des civils.
Au passage, Larrey affine encore son art : en Espagne, il identifie la gangrène traumatique, décrit ses phases évolutives et le débridement des plaies laissées ouvertes qui en résulte et réfléchit aux soins qui permettraient d’éviter les amputations suite à un «fracas de membre». Partout en Europe, le prestige du chirurgien grandit, jusque chez l’ennemi qui respecte son intransigeance et son combat pour soigner quiconque en a besoin, sans se soucier de sa nationalité ou de son camp. Wellington, dit-on, avait imposé à ses troupes de ne pas faire feu sur lui – une belle cible pourtant que Larrey, baron d’Empire depuis Wagram.
Tournant de l’époque napoléonienne, la campagne de Russie commence par une série de victoires. En Allemagne, Larrey organise les hôpitaux d'évacuation destinés à accueillir les blessés des premières semaines et répartit ses chirurgiens en six divisions d'ambulances volantes. Elles n’auront pas fait le voyage pour rien : la campagne vire à … eh bien à la Berezina, au sens froid du terme.
Dans ses Mémoires, Larrey écrit : «Des régiments, des bataillons tout entiers, fondent, disparaissent et noircissent de leurs cadavres la surface éclatante de ces plaines gelées». Tout sauf une vue de l’esprit : des 650.000 hommes partis pour Moscou, 130.000 seulement rentrent à peu près sains et à peu près saufs.
C’est le début de la fin de l’Empire. Là encore, l’humanisme de Larrey lui vaut quelques solides haines comme celle du maréchal Soult, qui ne lui pardonne pas de prendre la défense des malheureux qui se mutilent volontairement une main pour ne pas repartir au combat.
La loyauté de Larrey, à la différence de Soult qui s’arrangera fort bien de la Restauration, l’attache pourtant à l’Empereur jusqu’à la fin, jusqu’aux Cent Jours, jusqu’à Waterloo. Blessé par balle, il y voit la mort de près : Larrey a la mauvaise idée se protéger du froid en se couvrant du premier truc qui traîne à côté de lui, à savoir un uniforme ennemi. Un coup à se faire trucider sur place dans la mesure où les militaires ont un peu de mal avec ceux qui changent de maillot en plein match.
Et là, miracle : Blücher, le général prussien, passe et identifie Larrey dont il connaît bien le nom, et pour cause : le chirurgien français avait soigné son propre fils dans une autre bataille. Non seulement Blücher l’épargne, le fait soigner et l’invite à sa table, mais Larrey, rapidement libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers, regagne Paris où il assiste à l’effondrement final de Napoléon, Napoléon qui écrira en 1821 dans son testament : «Je lègue au chirurgien en chef Larrey 100.000 francs. C'est l'homme le plus vertueux que j'aie connu.»
28 ans de services, 25 campagnes, 60 batailles, 400 combats : en 1815, l’homme le plus vertueux qu’a connu Napoléon a 49 ans. D’abord voué aux gémonies par la Restauration, il perd ses titres, sa pension et ses fonctions avant que le nouveau régime ne salue enfin son action de médecin. «Pour service rendu aux soldats de toutes nationalités», il retrouve sa pension en 1818 et intègre l'Académie Royale de Médecine en 1820, par ordonnance de Louis XVIII, puis l’institut de France en 1829.
Toujours actif, il réorganise les services de santé de l’armée de Belgique à la demande du roi Léopold II avant d’être placé d’office à la retraite, retraite qui l’agace prodigieusement. Il ne sort plus que rarement de son isolement, jusqu’à ce que Louis-Philippe lui confie une mission d'inspection des Hôpitaux de l'armée d'Algérie. À 76 ans et en cinq semaines à peine, il visite toutes les villes du littoral et de l'intérieur – un rythme effréné qui finit par avoir sa peau. Touché par une pneumonie, il meurt dans un hôtel de la place Bellecour à Lyon, le 25 juillet 1842.
Soult, son vieil ennemi devenu ministre de la Guerre, lui refusera la sépulture qu’il avait souhaité («un petit coin du jardin de l'Infirmerie des Invalides»). Le vieux médecin est enterré au Père Lachaise, à l’exception de son cœur qui rejoint le Val de Grâce. Il y reposera jusqu’en 1992, date à laquelle on déplace – enfin – sa dépouille aux Invalides.
Que reste-t-il du baron d’Empire Dominique-Jean Larrey ? Pour beaucoup de monde, à peine un nom de plus parmi ceux qui sont gravés sur la pierre des Invalides. Pour les soldats, hier comme aujourd’hui, un changement fondamental dans la manière de les soigner, né d’une compassion sincère pour leurs conditions de vie et pour leurs souffrances.
Organisateur hors pair, parfois rude et sans détours, Larrey a fondé à lui tout seul ou presque un service de santé militaire digne de ce nom, capable de récupérer les blessés rapidement et dans de bonnes conditions, afin de les ramener vers l'arrière dans un centre de triage, puis vers le centre de soins adapté aux blessures constatées. Une idée toute neuve pour son temps. Mieux, il s’est battu pour imposer aux états-majors le principe des soins primaires dûs aux soldats, sans soucis de nation ou de rang et devancé l’idée d’hôpital militaire de campagne.
Si Henri Dunant et Gustave Moynier sont célèbres pour avoir créé la Croix-Rouge Internationale et inspiré la Convention de Genève, Larrey a en quelque sort devancé l’appel, consacrant l'inviolabilité des blessés et la neutralité des médecins et des soignants avec quelques décennies d’avance sur le droit de la guerre. Il y a des bilans moins glorieux.