Nous avons vu dans les précédents articles (cf. L’IA en médecine : théorie et pratiques) que depuis quelques années la santé est bouleversée par l’arrivée de nouvelles technologies. L’Intelligence Artificielle (IA), actuellement désignée comme «faible» a déjà changé certaines habitudes, tant du côté des professionnels de santé que chez les patients. Vous savez que les IA «se nourrissent» de big data pour se perfectionner (les IA ne se programment pas, elle apprennent et s’éduquent quasiment seules, grâce aux big data). Kai-Fu Lee, sommité dans le domaine a proposé l’analogie suivante: «Si l’IA est l’électricité du XXIe siècle, les masses de données constituent le pétrole qui alimente les générateurs».
Les startup de santé connectée ne cessent de fleurir et le nombre d’interfaces et d’objets connectés est en pleine expansion. Mais force est de constater que les «grosses entreprises» du numérique commencent cette course à la data avec une (énorme ?) longueur d’avance. Concurrence déloyale ou aubaine pour la santé ?
En termes d’IA, deux grandes nations se livrent une guerre sempiternelle : la Chine et les États-Unis. L’Europe, à elle seule, n’est pas considérée comme un géant de l’IA, malgré d’excellentes startups et entreprises de santé connectée. Pour la suite de l’article, je parlerai des GAFAMI américaines (pour Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, IBM), en choc direct avec les BATX chinoises (Baidu, Alibaba, Teicent, Xiaomi, auquel peut s’ajouter Huawei). Nous allons voir quelques exemples concrets où ces géants de l’IA ont totalement disrupté la médecine sur les plans épidémiologique, diagnostique et thérapeutique.
IBM a mis au point Watson for health, une IA capable de collecter et traiter des millions de données de patients. Watson peut parcourir différents types de données sur Internet (tweets, blogs, articles scientifiques, etc.) ou des dossiers médicaux des patients. Il est capable d’analyser 300 pages de données en une demi secondes et dans sept langues différentes.
En 2016, cette IA diagnostique une leucémie rare chez une patiente japonaise de 60 ans. Les médecins n’avaient pas réussi à typer la leucémie ; la patiente, en échappement thérapeutique, semblait condamnée. Watson, grâce à sa capacité d’analyse et en «screenant» les quelques 700.000 articles scientifiques qui paraissent chaque année, a non seulement fait le diagnostic mais a aussi conseillé les médecins sur le traitement le plus adapté. L’état clinique de la patiente s’est alors amélioré 1,2. Les applications de Watson for Health sont nombreuses : aide à la décision, lecture d’imagerie, recherche clinique.
En 2014, Apple montrait clairement ses ambitions pour investir la santé. Après avoir équipé plusieurs hôpitaux nord-américains en iPad pour les dossiers médicaux des patients, les développeurs de la firme à la pomme dévoilaient le HealthKit. L’idée était déjà révolutionnaire en 2014 : Healthkit est une application qui permet de recueillir au sein d’un iPhone des données de santé issues du smartphone, mais également d’autres appareils ou «devices» (comme l’Apple Watch ou d’autres objets connectés : cf. Internet des objets et m-santé). Les masses de données de santé recueillies sont aujourd’hui exploitées par des data scientists ; elles ont un impact réel chez les patients.
Un des exemples les plus connus est le dépistage précoce de la maladie d’Alzheimer. Une étude menée conjointement par la plateforme d’analyse de données Evidation Health, Lilly et Apple visait à évaluer la capacité à récolter des données avec des outils connectés portables auprès de patients présentant des troubles cognitifs3. Menée dans des conditions réelles (113 patients âgés de 60 à 75 ans pendant 12 semaines, 16 téraoctets de données récoltées), cette étude a fourni des preuves de l’utilité de la collecte de données4 (données sur l'utilisation des appareils, la qualité du sommeil, le rythme cardiaque, l'activité physique et le langage).
Par exemple, les personnes symptomatiques avaient tendance à écrire plus lentement sur le clavier du smartphone et à recevoir moins de SMS. L’étude suggère une potentielle utilité de ces outils pour détecter l'évolution des symptômes des personnes ayant des troubles cognitifs, tester l'efficacité de traitements et accélérer le développement de thérapies. Le champ d’application du Healthkit est illimité : cardiologie, pneumologie, infectiologie...
Impossible de faire une liste exhaustive de l’investissement de ces entreprises tant les exemples sont nombreux. Le complexe Google X Lab, laboratoire «secret» de Google, ne manque pas de projets en matière de santé :
Amazon se lance petit à petit dans la santé avec son laboratoire secret «1492» et la création de cliniques (réservées à ses employés, pour le moment…). La firme ne cache pas sa volonté de livrer des médicaments à domicile ou encore d’utiliser son enceinte Alexa pour rappeler au patient de prendre ses médicaments. Facebook et Microsoft ne sont pas en reste avec l’investissement à hauteur de milliards de dollars par leurs fondateurs respectifs Mark Zuckerberg et Bill Gates.
Côté chinois, l’implication des BATX est moins visible en Europe. Mais les investissements n’en demeurent pas moins impressionnants. En 2019 la Chine était le plus gros investisseur mondial dans le domaine de l’IA. La gestion de données d’une population de plus d’un milliard de personnes est colossale ; seules les BATX peuvent y prétendre. Tencent est l’entreprise qui détient WeChat, une application de messagerie avec plus d’un milliard d’utilisateurs actifs chaque jour. Depuis 2014 Tencent investit la santé avec notamment la plateforme WeDoctor. Prise de rendez-vous, téléconsultations, paiements dans les hôpitaux et centres médicaux... Des fonctionnalités qui ont déjà attiré 220.000 praticiens et 27 millions d'utilisateurs actifs (fin 2019). Les progrès ne s’arrêteront pas là : un chinois sur deux est favorable à l’idée de confier sa santé à une IA plutôt qu’à un médecin humain !
Une réflexion doit être urgemment menée en matière d’IA en santé. Laurent Alexandre, cofondateur de Doctissimo et futurologue rappelle que pour faire de l’IA et de la big data, il faut au moins 1To de données par client. Il ajoute : «Vous ne savez rien de moi ! Chacun de vous a peut-être quelques Mo ou Go de données sur moi, mais Apple en a 3To, Google 10To et Microsoft jusqu'à 30To !». L’Europe, bien que possédant des startups et des projets d’IA en santé très pertinents ne fait pas le poids face aux géants chinois et américains. L’arrivée des IA en santé se fera probablement grâce aux BATX et aux GAFAMI.
Références :
1- Chenavaz R. The Conversation. Étude de cas : le pari d’IBM Watson dans la santé
2- À propos d’IBM Watson Health | Données et focus sur la santé.
3- tic pharma - Les outils d'Apple pourraient s'avérer utiles pour détecter la maladie d'Alzheimer débutante
4- Developing Measures of Cognitive Impairment in the Real World from Consumer-Grade Multimodal Sensor Streams
5- La Tribune - Le nouveau projet de Google dans la santé est-il vraiment si scandaleux ?